Lire les classiques pendant l'été, voici un signe de vacances, me semble-t-il. J'ai donc passé le mien à lire le livre de Luttwak "Le grand livre de la stratégie". L'édition date de 2001 (après le Kossovo, mais avant les attentats !) suivant la traduction française de 2002 rééditée en 2010.
1/ Classique, assurément : voici un fond de bibliothèque stratégique qu'il faut avoir dans ses références. En effet, Luttwak a pour ambition de donner une théorie de la stratégie. C'est d'abord un historien doué d'une culture d'histoire militaire impressionnante. Clausewitz appuyait toutes ses démonstrations avec des exemples cherchés tout au long du XVII° et du XVIII° siècle (et les campagnes de Napoléon), Luttwak fait de même, mais avec des exemples des guerres du XX° siècle. La comparaison avec CVC n'est pas indue, car d'une certaine façon, il s'agit de se mesurer à lui. Mais alors que le baron prussien voulait parler de la guerre, s'intéressant finalement peu à la stratégie, Luttwak cherche justement à dépiauter la notion. D'ailleurs, il laisse un certain flou tout au long pour ne donner la définition qui lui sied qu'en annexe : et c'est celle de Beaufre qu'il adopte....
2/ La première partie commence par exposer la "logique" de la stratégie. Ou plutôt, par expliquer que la stratégie est sans cesse animée par le paradoxe : on fait toujours le contraire de ce qui paraîtrait logique (on prépare la guerre pour soutenir la paix, la meilleure défense c'est l'attaque, on recule pour pouvoir contre-attaquer, ...) afin de déjouer les calculs de l'ennemi. L'autre est toujours là, et la stratégie est une affaire constamment mouvante - en soi.- afin de toujours rechercher la surprise qui seule permettra de modifier le rapport de forces. Cela rend sa théorisation si difficile.
3/ La deuxième partie vise ensuite à montrer les difficultés "verticales" de la stratégie, en étudiant successivement les quatre niveaux (même si dans sa conclusion, il ajoute un cinquième, celui de la grande stratégie mais qui est de nature différente, nous y reviendrons) : technique (eh oui, le "technique" est un niveau en tant que tel, mais le plus "inférieur" ou plus exactement, le plus subordonné), le tactique, l'opératif et le stratégique, ou plus exactement le stratégique de théâtre. Deux remarques s'imposent ici :
- cette grossière et insupportable erreur de traduction qui rend "operational" par opérationnel au lieu d'opératif. Cela commence à la page 134 et dure jusqu’à la fin du livre , soit 250 pages d'agacement ! Mme Odile Jacob, quand on se targue d'être un éditeur de référence, on trouve les bons mots. Surtout quand "le niveau opératif est le premier où s'affrontent deux pensées", citation du jour !
- surtout, ces niveaux sont en fait des niveaux "militaires" : voici un des partis-pris de Luttwak, celui de considérer que la stratégie ressortit toujours à l'action militaire.
- ceci explique probablement pourquoi il ne considère pas qu'il puisse y avoir des stratégies de milieu (stratégie navale ou aérienne) et que la seule stratégie qui compte réellement est terrestre. De même, il dénie au nucléaire une modification réelle des calculs stratégiques. Toutefois, il redonne à l'action aérienne une vraie dimension stratégique, prenant appui sur la première guerre du golfe pour montrer que le bombardement "de précision" affectait radicalement le cours des choses. Sauf qu'il n'a pas vu l'Irak ni la guerre au sein des populations ni justement le contournement de la stratégie....
4/ La troisième et dernière partie est consacrée à la "grande stratégie", celle du niveau horizontal, qui consiste à articuler les calculs militaires (les quatre niveaux subordonnés) aux calculs politiques (principalement, le jeu des alliances et accessoirement le rôle des opinions publiques). Il ne convainc pas vraiment dans son propos sur l'arme nucléaire et la distinction entre dissuasion et persuasion dans ce qu'il nomme la suasion armée. En revanche, il montre très bien les complexités d'articulation tout d'abord entre les niveaux verticaux, mais aussi entre le vertical et l'horizontal : c'est la source à la fois de confusion mais aussi d'opportunités, pas toujours calculées mais qui décident parfois du sort des conflits.
5/ On appréciera le constat de l'ère "post-héroïque" (le refus des morts) ou la notion de point culminant (effet du paradoxe stratégique : à partir d'un certain moment, un avantage stratégique "trop" joué devient un désavantage).
En conclusion, la première partie est finalement la plus passionnante, d'un point de vue conceptuel. La deuxième présente d'heureux aperçus et j'avoue n'avoir pas été très convaincu de ses développements sur la grande stratégie. De même le rôle des bureaucraties (y compris et surtout militaires) dans le gel des décisions.
Il reste qu'il s'agit là d'un ouvrage indispensable et qui nourrit la réflexion. Votre livre de chevet pour l'hiver ?
O. Kempf