Le corps en quasi-extension, deux paumes appuyées sur le bord du pupitre la tête légèrement baissée jaugeant les feuillets posés à quelques centimètres de lui, le ministre égraine les secondes. Il a fait attendre le parterre de journalistes pour une allocution-surprise. Surprise pense-t-il… Il n’y a pas beaucoup de surprises dans ce métier. De façon générale il suffit d’actionner deux ou trois relais bien choisis. Les ego dilatés du milieu parisien font le reste. Les sujets d’allocutions gouvernementales se diffusent par capillarité. Il se murmure même que certains rédigent leurs articulets avant. Tant les habitudes sont fortes, les phrases convenues et le langage commun. Sauf que ce coup-ci, c’est la tangente que l’on prend. Et que beaucoup vont en avoir pour leur canapé de saumon et leur champagne.
Le ministre relève la tête, passe l’index dans le col de sa chemise, comme s’il mimait l’engoncement qui précède l’ouverture des vannes. Une façon de montrer subrepticement à son auditoire que ça va cogner. Un auditoire qui, visiblement blasé par les messes politiques, s’en contre-fout. Un coup d’œil aux trois cameramen des chaines d’information, ces post adolescents en jean délavé, tee-shirt uni et baskets plates semblent attendre la fin du happening pour partager des bières. Un regard à l’auditoire, il ne perçoit que les mouvements de crayons au-dessus des calepins qui lui évoquent les jeux d’éventails de courtisanes.
“Mesdames, messieurs, bonjour, merci“. Le silence s’installe.
“La nouvelle majorité a pris en charge la destinée de notre pays voici quelques mois. La tâche qui incombe au gouvernement est lourde. Je ne vais pas passer par quatre chemins. La crise que nous traversons est d’une mortelle gravité. D’une mortelle gravité et je pèse mes mots.“
Les éventails se sont figés. C’est à peine si le ministre se souvient qu’au premier rang figurent les caciques de l’opinion en France. Ceux qui la font, ceux qui la malaxent.
“Les plans sociaux, le chômage, la dette publique ne sont qu’une petite partie des méfaits qui nous attendent. Ces symptômes de désagrégation sociale ne sont rien au vu de ce qui demain se profile. Demain, le chômeur d’aujourd’hui sera envié par le citoyen moyen. Le gouvernement avec l’accord du Président de la République a décidé d’alerter le pays sur les perspectives désastreuses du monde qui vient.
Le gouvernement en accord avec le Président a décidé de dire aux français que la pièce mortelle qui se jouait n’avait aucun rapport avec la violence en banlieue, l’expulsion de quelques étrangers, la mise en place d’emplois aidés, la nouvelle législation sur les droits d’auteurs, les subprimes, la relance de la croissance, et caetera, et caetera.“
Sa main droite reste en l’air. Puis retombe sur le pupitre.
“Nous avons dans le même moment de l’histoire atteint nos limites en matières énergétiques et écologiques. On a longtemps pensé qu’à l’approche de cette frontière, l’esprit humain trouverait des solutions. Je suis au regret de vous annoncer qu’à cette heure ce n’est pas le cas. Et que compte tenu de nos connaissances personne n’a le moindre début de palliatif à la crise énergétique et écologique qui s’annonce. Que rien n’est substituable.
Nous avons semble-t-il atteint la moitié des réserves en ressources naturelles du globe. Et les tensions sur le marché des énergies vont être telles que les déplacements au sein même du pays vont devenir un luxe que peu d’entre vous pourront se permettre. Même ceux du premier rang. Les effets en cascades sur tous les prix vont être catastrophiques pour ce que nous avons coutume d’appeler le pouvoir d’achat.
Rien n’a été pensé pour franchir ce cap civilisationnel. Il est probable, compte tenu de la demande mondiale, en particulier de la Chine, que le prix des matières premières augmente de 25% dans les prochains mois, pour atteindre un doublement à la fin de l’année. La suite est plus qu’incertaine. Voire sombre.
Il est avéré que le chacun-pour-soi qui tient lieu de philosophie de vie sur le globe va entrainer des tensions jamais connues. Que les potentats régionaux vont vouloir sécuriser leurs approvisionnements pétroliers. Et avec la force s’entend. Afin de se maintenir le plus longtemps possible sur les standards de niveau de vie actuel. Vous comprendrez qu’il est fort peu envisageable que les Américains se restreignent de quelque manière que ce soit. Quant aux Chinois, tout porte à croire qu’ils ont la ferme intention de rattraper le standard de consommation des Etats-Unis en quelques années.
Mesdames et messieurs, vous comprenez aisément que nous sommes à l’aube de pénuries dont nous n’avons pas conscience. Que les tensions sociales, conséquences de ces défauts et du chômage massif vont entrainer des troubles majeurs dans chaque strate de la société. Que les émeutes urbaines connues ces dernières années vont nous sembler être de dérisoires feux de camps scouts à côté de ce qui approche.
Mesdames, messieurs, faute de proposer une solution, comme un gouvernement démocratiquement élu le devrait, nous avons collectivement pensé que nous devions au moins la vérité au pays. La vérité que beaucoup connaissent, hommes d’affaires, pétroliers, spécialistes, politiciens, mais que peu partagent. Nous avons considéré qu’il était de notre devoir de la révéler.
Je vous remercie de votre attention.“
Le ministre lève le regard. Il pense qu’il aurait pu mieux faire. L’auditoire semble tétanisé. Les caméras tournent toujours. Le moment des questions. Un cameraman débraillé s’extrait de l’objectif et se gratte la tignasse.
On va lui rendre la monnaie de sa mauvaise pièce à ce ministre. On va lui faire voir que les canapés de saumon et le champagne se méritent.
Au premier rang, un journaliste avec une barbiche en bataille et des yeux globuleux derrière des lunettes, homme de gauche dit-on, lève nonchalamment le bras et prend la parole de go :
“Dites-moi monsieur le ministre, vous avez rencontré le président de la Banque Centrale Européenne avant hier, pourriez-vous nous dire si elle va enfin baisser ses taux directeurs ?“
Note : Toute ressemblance avec des personnages réels est purement fortuite.
Vogelsong – 30 août 2012 – Paris