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"La paume de tes mains" de Douna Loup

Publié le 13 septembre 2012 par Francisrichard @francisrichard

Les vingt premières années de notre existence sont déterminantes. Elles nous façonnent pour l'essentiel, malgré que nous en ayons, et font de nous des femmes et des hommes marqués de manière indélébile par cette première tranche de vie.

Ce qui ne nous empêche pas d'évoluer diversement à partir de ce moule fondateur.

En écrivant Les lignes de ta paume , Douna Loup a bien compris que son héroïne de quatre-vingt-six ans, au moment où la narratrice finit de restituer sa vie, a ainsi été façonnée.

Du coup elle s'attarde peu sur la suite, sentant bien que tout ce qu'elle est devenue est contenu dans ces années d'apprentissage.

Emile Machat est flic dans le Jura suisse. Marié à un femme de quinze ans plus âgée que lui, qui ne veut pas d'enfant, il fuit le lit conjugal infructueux avec Marguerite, une fille de la grande bourgoisie horlogère helvétique, avec laquelle cet homme de rien a cinq filles.

La deuxième de ses filles s'appelle Nelly, née en février 1926 à Bagnolet, où il tient un commerce, le Café Emile. Nelly y a commencé à tituber sur ses deux jambes, en avril 1927. Si sa tête ne s'en souvient plus, son corps n'a pas dû l'oublier, comme il n'oubliera jamais son enfance nomade:

"Je suis née au-delà des frontières. Je mourrai transfrontalière."

La famille quitte l'appartement de Bagnolet pour une maison à Bry-sur-Marne, où la Marne s'invite au moment des crues. Puis, lasse de cet inconfort, tout en humidité, elle campe à Belfort, dort à Mulhouse et finit par s'installer en 1937 dans une petite maison, à Roppe, un village près de Belfort.

A l'époque, pour les bien-pensants, sa mère, Marguerite, "mène une vie de dépravée sans mariage avec cinq enfants".

Marguerite a des velléités de suicide. A Bagnolet elle se pendrait bien à une poutre du grenier devant ses filles, qui se récrient. A Roppe elle presserait bien sur la détente de son joujou de revolver dans sa chambre, devant la seule Nelly, ou se jetterait bien dans l'eau verte de l'étang en allant le soir chercher du lait. Mais ce ne sont que velléités, qui montrent cependant combien peut être sombre son humeur.

Les cinq filles vont à l'école que dirige de manière instable et imprévisible un couple d'instits atrabilaires. La narratrice, s'adressant à Nelly, qui lui a demandé d'écrire sa vie, raconte:

"Tes soeurs modèles ramènent des carnets impeccables et tes soeurs cadettes forment leur clan secret, toi tu rêvasse contre les murs."

Elle précise:

"Tu n'aimes pas les garçons qui pouffent dans les buissons, tu aimes les buissons et leur masse opaque, tu aimes les nuits étoilées qui attendent."

Septembre 1939:

"L'Europe autour de vous gonfle et bande ses frontières jusqu'à l'éclatement."

Après la drôle de guerre, la guerre sérieuse a lieu. La famille Machat passe la frontière suisse et s'établit à Porrentruy, après un passage de frontière au cours duquel il a fallu "perdre un peu de soi".

Mais Nelly ne se plaît pas en Suisse, à Miécourt, où son père l'a placée chez des cousins. Elle organise donc une expédition pour retourner en France, mais, une fois à Belfort, elle est réexpédiée, direction la Suisse, avec les deux fugueuses qui l'ont suivie.

La guerre est contagieuse et détruit le couple de Marguerite et d'Emile:

"Depuis que l'illégalité n'est plus contenue dans l'exil, ça siffle entre leurs corps, ça grince entre leurs mots, ça fuse dans les nuits à cauchemars."

Ils se séparent. Première rupture.

Marguerite habite avec ses filles une maison de maître de Porrentruy. Comme Nelly a une belle voix, un instituteur musicophile, dénommé Meauchet, propose de lui enseigner solfège et piano. Mais un soir, après lui avoir donné une courte leçon, en la ramenant chez elle, il lui fait entendre une autre musique et la couche de force sur la terre forestière du Jura.

Nelly n'a que quatorze ans quand elle perd ainsi "l'adresse du beau temps". Deuxième rupture.

Le silence devient sa spécialité:

"Tu mâches du silence capiteux qui tourne dans ta bouche au vinaigre", écrit la narratrice.

Comme elle est désormais muette et ne veut pas dire son nom à qui l'interroge, un garçon doux l'appelle Linda, qui signifie "jolie" en espagnol. Elle adopte ce prénom et quitte Nelly pour devenir Linda pour la vie.

Une nouvelle vie commence quand sa mère, criblée de dettes, doit vendre la maison de maître de Porrentruy, et cette vie n'est dès lors pas un long fleuve tranquille. Elle forge le caractère de Linda qui, peu à peu, fait merveille, de ville en ville, dans la coiffure, faute de briller dans les études.

Quatre ans après voir rencontré son mari dans un bal de samedi, alors qu'elle avait vingt ans, elle l'épouse et renonce à son métier. Troisième rupture.

Linda, épouse Breuse, met au monde deux filles - son ventre rejette avant terme les trois garçons qu'elle a portés -, et pendant près de quarante ans vit "sa vie de mère avec la force d'une comédienne qui ne quitterait pas son rôle".

Un beau jour, après s'être rendue à "un atelier d'expression libre ouvert à tous", elle plaque tout pour se lancer dans la peinture et la sculpture. Quatrième rupture.

Dans les lignes de la paume de cette vieille dame énergique qu'est maintenant Linda, la narratrice a lu l'histoire d'une femme éprise de liberté et qui a fini par la trouver "dans l'espace où fonce [son] pinceau", d'où ont surgi, et continuent de surgir, des milliers de tableaux sur des matériaux de fortune.

Linda existe. Douna Loup l'a rencontrée. Il s'agit de Linda Naeff ici. Elle a écrit sa vie sans rien inventer et en inventant tout. Est-ce important de savoir quelle est la part de vérité et quelle est la part de romanesque? Ne se confondent-elles pas comme les lignes des deux paumes finissent par se ressembler au bout du voyage terrestre? L'important n'est-il pas qu'il s'agisse d'une vie, qui, en dépit de ruptures, a accompli sa courbe, à nulle autre pareille?

Douna Loup a une langue bien à elle. Elle puise dans la nature les images qu'elle y a observées pour illustrer les sentiments, les comportements ou les savoirs humains:

"Je regarde au travers des gouttes sur la vitre les larmes de sang d'une vieille dame à l'énergie aussi vive et tonitruante que le tambour des pluies."

Ou, au cours d'un séjour de Linda à Zurich:

"Ton allemand s'échauffe et s'étire, il prend du muscle, il prend de la souplesse."

Cette façon d'écrire est d'une beauté magique, qui permet de supporter les moments les plus pénibles. Elle crée un univers singulier où l'existence, que bercent les mots, prend un tour des plus poétiques. Il s'agit donc bien d'un roman inspiré.

Francis Richard

 

Les lignes de ta paume, Douna Loup, 176 pages, Mercure de France ici


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