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Montmartre séjour de la crasse et de la honte, par Max Jacob

Publié le 14 septembre 2012 par Paristoujoursparis

Voici un témoignage puisé dans le Figaro artistique illustré de 1931. Un Montmartre de la bohème assez sombre, évoqué par Max Jacob, et correspondant assez mal à l’image romantique véhiculée encore aujourd’hui. Au début du 20e siècle, la vie d’artiste n’était pas si facile qu’on le prétend, et qu’on le prétendait déjà en 1931…

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 « Infendum, regina, jubes renovare dolorem. (1) »

- Comment?

- C’est un vers de Virgile que j’ai appris au collège.

C’est tout ce qui m’est reste de Virgile. Infandum, regina…

- Oui, je voulais parler avec vous de Montmartre.

- Guillaume Apollinaire, le grand poète lyrique de ce temps-là et de tous les temps disait « Montm… » (je ne veux pas effaroucher nos lecteurs). Maintenant, pour moi, Montmartre c’est le Sacré-Cœur, la maison sainte où Dieu s’approche le plus de ses adorateurs. C’est comme Assise ou Saint-Martin de Tours : je ne parle pas de Lourdes où je n’ai jamais rien senti. Vous ne voulez pas que je vous décrive la place du Tertre d’aujourd’hui où le moindre bistro s’orne de monstrueuses pancartes annonçant le dancing et le concert. Vous voulez le Montmartre de 1905 ou 10 ? Hélas Infandum, regina… oui! Les concierges criaient « au Commissaire », du matin au soir. Les enfants déjà gâtés par le cinéma jouaient au policier et au bandit sur le pavé. A 4 heures du matin, des bandes d’artistes encore attablés en pleine rue empêchaient de dormir plusieurs étages d’immeubles.

« Tas de feignants! On voit bien que ça ne fout rien de toute la journée ! Je travaille moi! J’ai besoin de mon sommeil.

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Parfois on voyait passer Utrillo, ce symbole vivant de la Butte, Utrillo sans chemise ni chaussettes, un litre vide sous le bras, de la bave et du sang aux lèvres. Ou bien, assis au bord d’un trottoir, Utrillo rongeant un coin de pain. Un jour un brave homme de peintre « pignochait » devant un chevalet, une vue de la place du Tertre, Utrillo, les bras croisés, contemplait l’ouvrage. A la fin, il n’y tient plus, il prend la toile et la jette au vent. Le peintre se rebiffe. Sa mère qui tricotait lève les bras au ciel. Les agents arrivent. On part pour le commissariat.

« Il faudrait prévenir cette bonne madame Valadon… » dit le commissaire qui connaît son quartier et son monde. Et la pauvre Suzanne Valadon arrivait en larmes.

- II vaudrait mieux le renvoyer à Picpus.

On renvoyait Utrillo à Picpus. Il n’y restait pas longtemps. On l’apercevait encore les bras croisés devant quelque boutique.

« Bourgeois! Voleurs! ça vit du malheur des autres. Oh ! les cochons! »

Utrillo cherchait des pierres et même un pavé et les lançait dans les vitres. Et la scène de l’arrestation recommençait.

Et voilà le Montmartre de mon temps!

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Il y avait le cabaret du Lapin Agile, lieu poussiéreux, obscure rencontre de la misère, des chansons lamentables, du silence et des bruits d’ivrognes. On a voulu défendre ce triste et prétentieux bistro, ce n’est pas moi qui le ferai. Un soir que j’étais là – il fallait bien suivre les amis et vaincre ses dégoûts – un soir donc, quelqu’un s’approcha de moi :

« Vous êtes bien Monsieur Tel ?.. On vous demande dehors » Avant que j’aie eu le temps de rien voir, deux individus me jettent à terre et ne me laissent qu’ensan­glanté. Il parait que c’était une erreur !!!

Ces choses-là allaient jusqu’au crime ! Une fois, on nous appela en correctionnelle comme témoins de moralité un de mes amis et moi. Il y avait eu des coups de feu.

Ah! Montmartre! Les pierrots! La maison de Berlioz et la trace des pas de Lamartine, de Brizeux, de Musset! L’habitation de je ne sais quels saints! Villette et la Vachacade ! Le Chat-Noir et toutes ses futures gloires, les dernières vignes et les restes peut-être des abbesses, amies d’Henri IV.

Un vieillard vénérable qui se disait mon parent vint un jour me voir m’ayant découvert ; il me promena dans Montmartre qu’il habitait depuis 1860, vieux peintre qui n’avait jamais peint. Il me montrait des maisons historiques : « Ici logeait Bal1anche. Victor Hugo coucha chez lui le 2 décembre 51 avant de partir pour BruxellesGeorge Sand recevait le mardi. Nous venions voir les files de fiacres devant sa porte. Ici, rue des Rosiers, les artilleurs tiraient sur Saint-Denis où se trouvaient les Prussiens. Ton père, ton oncle et moi nous y étions. De cette fenêtre, ici, une femme nous jetait des fleurs. Voilà la mairie de Montmartre, c’est le théâtre Montmartre. Les mégères du quartier pour­suivirent Clemenceau qui était maire, de chambre en chambre, à propos de « cartes de pain », Clemenceau gagna le jardin et sauta le mur de la rue d’Orsel. Rue Germain-Pilon, habitait un petit tailleur sa femme accoucha d’un garçon pendant que la duchesse de Berry (?) accouchait d’une fille. On fit une substitution pour assurer la descendance mâle. (Je rapporte les propos du vieux bonhomme). Sur ce banc venait chaque matin rêver Berlioz et nous le contemplions de loin… malheureusement, le jour de son enterrement il y était encore. C’était un faux Berlioz. »

Mes amis et moi nous n’avons pas connu cela. Nous serrions la main à un homme qui se servait d’un talent de graveur pour je ne sais quelles hideuses besognes, à un autre qui vivait de faux tableaux de maîtres et était d’ailleurs un repris de justice. L’un des nôtres et non des moindres ne sortait qu’armé. Un jour, un nommé H… me rencontre place Emile-Goudeau.

« Tiens-moi un instant ce rouleau de papiers. Je vais au 11 et je ne veux pas qu’on les voie. » Il disparaît me laissant dans les mains des titres lavés. Mais il faut vous expliquer ce que c’est que des titres lavés : ce sont des titres volés d’où on a fait disparaître le nom du propriétaire avec du chlore. Je me représente le pauvre enfant que j’étais, debout sous les arbres de la rue Ravignan, tenant un rouleau de titres lavés! Et quels dangers! Depuis ce temps-là j’ai cru en la divine Provi­dence. Combien je la remercie aujourd’hui d’avoir veillé sur les braves et purs artistes que nous étions mes amis et moi. Nous avons tout coudoyé sans nous salir, tout vu comme au spectacle, ri de tout et la pensée ne nous venait pas même de dénoncer les petits bandits, qui s’asseyaient à nos tables et nous tutoyaient. Notre bande était infinie, toujours plus nombreuse, on arrivait de partout, de Montparnasse, du boulevard Saint-Mi­chel. La gloire naissante de deux d’entre nous attirait des provinciaux, des étrangers et même des membres de la plus haute société. Nous rencontrions souvent mêlé à des acteurs, un groupe bizarre : un esthète frissonnant, quatre ou cinq employés des postes et je ne sais qui encore. Ces êtres étaient aussi pauvres que nous, mais ils semaient des pièces d’or et offraient sans cesse de payer à boire. Je dis « offraient de payer à boire » car nous buvions peu, on menait, rue Ravi­gnan, une vie dure et ascétique; on travaillait beau­coup, on inventait beaucoup; les nuits de boisson étaient rares, inattendues et terriblement brutales, folles ! Voici donc ces gens bizarres qui nous étonnaient par leurs nombreux voyages en sleepings, leurs séjours à l’étranger. Un jour, nous apprîmes qu’ils ‘fabriquaient de faux mandats internationaux et qu’ils allaient eux-mêmes les toucher, qu’ils étaient arrêtés et condamnés au bagne.

Ah ! non, je n’aime pas à me souvenir de ce Montmartre! C’était le séjour de la crasse et de la honte.

Je le traverse souvent en taxi pour me rendre à la basilique; je me rencogne dans l’ombre pour ne pas être reconnu et interpellé par les boutiquiers qui furent les témoins et les acteurs de notre histoire et je ferme les yeux pour ne pas voir le spectacle de mes jeunes années si malheureuses et enchaînées là par l’amitié. Je n’ai pas écrit les noms de mes compagnons d’infortune et de labeur: il est souvent très désagréable de trouver son nom dans le détail de circonstances pénibles, je le sais par une expérience personnelle et quand je rencontre le mien agrémenté de mensonges plus ou moins jolis et d’anecdotes toujours fausses, j’en rougis et j’enrage. J’ai insisté seulement sur Utrillo parce qu’il représente bien le Montmartre du début de ce siècle : folie! ivresses de tous genres ! pauvreté! le talent sur le pavé des rues et la grande pureté coudoyant toutes les abominations. Ah ! que l’on construise des immeubles neufs ! Qu’on arrache jusqu’au dernier arbre! Qu’on supprime tout ce qui perpétue les sou­venirs, soi-disant attendrissants de ce que vous appelez la Bohème et que j’appelle la misère, qu’on invite tous les sous-Murger à se taire. Ce sont des écrivains encore plus nuisibles en ce temps de luttes et d’action, que leur maître le fut dans une époque vaniteuse et frivole.

MAX JACOB

 1 : Reine, vous m’ordonnez de rouvrir de cruelles blessures.

Photographies de L. Caillaud


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