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Prédire des émeutes avec des prix ?

Publié le 16 septembre 2012 par Copeau @Contrepoints

Une étude conclut que, passé un certain niveau global de coût de la nourriture, le monde plonge dans les émeutes et la déstabilisation des structures sociales.
Par J. Sedra.

Prédire des émeutes avec des prix ?

L'émeute, Honoré Daumier.

J’ai lu avec intérêt la publication de l’Institut des Sciences Complexes sur leur analyse d’effet de seuil des prix de la nourriture sur la stabilité sociale. En posant un certain nombre d’hypothèses sur le comportement humain, il conclut que, passé un certain niveau global de coût de la nourriture, le monde plonge dans les émeutes et la déstabilisation des structures sociales. Conclusion qui appelle, comme par hasard, une “action rapide et concertée” pour éviter une telle situation.

Pour commencer, les auteurs posent une base de réflexion, composée des éléments suivants :

  • les “émeutes de la faim” de 2008 étaient liées aux pics des prix de nourriture, eux-même principalement liés à la subvention de la production d’éthanol-carburant, ce qui est communément admis,
  • la quasi-totalité des gens dépend des structures sociales existantes pour s’assurer de pouvoir se procurer de la nourriture,
  • l’instabilité sociale est déclenchée par une perception d’échec immédiat des structures sociales plutôt que par des conflits de long terme, autrement dit on ne sort pas protester dans la rue lorsque la situation est pourrie depuis longtemps mais bien lorsque celle-ci passe brutalement de ‘supportable’ à ‘menaçante’.

Avec ces éléments, ils concoctent un modèle mathématique de simulation de la stabilité sociale, une sorte de moulinette dans laquelle on rentre des prix changeant dans le temps, et toutes sortes d’autres mesures, et qui fournit en retour une sorte d’indice de stabilité. Pour vérifier la pertinence de ce modèle, ils le confrontent, avec succès, aux émeutes de la faim de 2008 et de 2011… ce qui revient à un raisonnement circulaire, puisqu’ils sont quand même partis de cette hypothèse pour monter le modèle. Enfin peu importe car ce qui compte, c’est l’étape suivante : en rentrant des données récentes, ils font pondre à leur modèle des prédictions de stabilité pour l’année prochaine. Si ces prédictions collent bien à la réalité observée d’ici un an, ils pourront dire que leur modèle est bon. Sinon ils pourront aller s’enterrer quelque part pour y mourir de honte (s’ils sont totalement intègres) ou à tout le moins ils utiliseront la différence entre prédiction et réalité pour amender leur modèle, et faire une nouvelle prédiction (puis ils attendront l’année suivante pour aller s’enterrer quelque part pour… enfin bref).

La prédiction principale des auteurs, c’est que l’évolution des prix de la nourriture, hors spéculation et éthanol, atteindra le niveau “d’instabilité” entre juillet 2012 et août 2013. Mais je juge que certaines de leurs hypothèses sont fausses d’emblée, et donc compromettent leur modèle et cette prédiction dès le départ.

D’une part, ils posent que la spéculation peut déstabiliser les prix, ce qui est entropiquement impossible (si la spéculation peut bien entraîner des oscillations chaotiques des prix, celles-ci ne peuvent pas être plus grandes que les évolutions de prix hors spéculation, c’est pour cela que l’effet net de la spéculation est d’étaler les pics de prix dans le temps et pas de les aggraver). Il n’y a pas un spéculateur seul pouvant agir de manière irrationnelle, il y en a une foule et même dans le cas (improbable) où ils agissent en grande partie de manière irrationnelle, leurs critères pour le faire sont différents entre eux et donc leur effet s’annule plus souvent que de se cumuler car ils interagissent de manière antagoniste autour de ces points de différence. Même dans la pire des situations, une majorité de spéculateurs est en situation “gagnante” donc est parvenue à aplanir effectivement le pic de prix, au lieu de s’être ruinée à l’amplifier (dans un espoir irrationnel d’enrichissement plus prononcé). Dit plus simplement : la spéculation change la forme de la courbe des prix mais ne peut que l’éroder globalement, sans participer à la variation totale.

Ensuite, ils disent que dans une société moderne comme celles d’aujourd’hui, il est impossible à l’individu ou la famille d’organiser par lui-même/elle-même la production de nourriture (et de sécurité, mais c’est un autre problème puisqu’ils parlent ici uniquement des prix de nourriture comme déclencheur d’instabilité) sans passer par les structures sociales existantes, ce qui est faux : au contraire il est relativement aisé d’établir des structures sociales nouvelles pour la production et la distribution de nourriture lors de l’échec ou l’effondrement des structures existantes, et ce d’autant plus que les coûts de transaction sont diminués comme aujourd’hui. Cela se produit déjà spontanément – en présence même des structures existantes ! – avec par exemple aux USA le phénomènes culturel du “homegrown” et l’apparition rapide de “farmers’ markets”, qui ont ensemble commencé à remettre en question au moins une partie de l’autorité du ministère fédéral de l'agriculture. L’effet stabilisateur de ces structures sociales spontanées sur les prix est totalement ignoré des auteurs du papier – cependant cet effet semble se faire surtout sentir dans nos pays développés plutôt que dans les pays en voie de développement qui sont les cibles principales de leur étude, donc leur modèle perd probablement peu en précision. À long terme cependant ils devront réviser cette hypothèse et intégrer cet effet stabilisateur. Pour simplifier l’argument : d’après moi les auteurs commettent la même erreur que les aficionados du Peak Oil ou du Club de Rome, en ce qu’ils négligent au moins partiellement l’ingéniosité humaine face à des problèmes qui évoluent continuellement.

Illustration de ce qui est déjà réalisé aujourd’hui, en guise de simple hobby – mais déjà rentable :

En bref, la lecture du rapport est très intéressante pour l’explication théorique de ce qui devrait faire la stabilité d’une société (même autoritaire et/ou injuste), et ce qui peut faire basculer une population dans la révolte, il vaut d’être lu attentivement rien que pour ça (le papier est très court), mais le modèle est probablement assez inexact et n’est vraiment adapté qu’aux années 2008-2011, perdant rapidement en précision hors de cette période – on saura à quel point l’année prochaine.

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