Bel hommage à la littérature - et à Samuel Beckett… - que ce texte de Jean-Philippe Toussaint (in « L’urgence et la patience » aux Éditions de Minuit) !
Pour autant, l'œuvre de Beckett n'est pas difficile, elle est à la portée d'un enfant de vingt-trois ans. J'avais vingt-trois ans quand j'ai découvert les livres de Beckett, je vivais alors à Paris dans l'appartement de mon grand-père. J'ai lu Molloydans une bergère (ou une marquise, noblesse oblige), en vieux velours bleu pâle, le tissu légèrement râpé aux bras, dans la chambre à coucher de l'appartement de la rue de Longchamp, je me revois dans le fauteuil, Molloy dans les mains, la couverture épaisse, les caractères très noirs, les belles et grandes majuscules (le J, le C, le M, le Q), et les virgules, ici et là, grosses comme des gambas, qui parsemaient les phrases et les découpaient impeccablement. À côté de cette marquise, c'est une chaise de jardin qui pourrait venir prendre place dans le garde-meuble de ma mémoire, la chaise de jardin verte en fer forgé sur laquelle je lisais L'Innommable dans une allée ensoleillée des jardins du Trocadéro, les phrases se mêlant maintenant aux lieux dans mon esprit, tandis que, dans ma mémoire, s'estompe le bruissement d'eau continu des fontaines des jardins du Trocadéro qui accompagnait ma lecture. Mais c'est pour Malone meurtqu'a opéré de façon la plus radicale cette alchimie mystérieuse entre un lieu et un livre. Je ne me souviens pas de telle ou telle scène précise de Malone meurt, mais j'ai un souvenir absolu de la lecture du livre, comme si toutes mes impressions de lecture de l'œuvre de Beckett, éparses, confuses, informulées, mes sentiments mêlés, de bonheur, d'admiration, de reconnaissance, s'étaient cristallisés à ce moment précis du temps et s'étaient fondus ensemble en cette fin d'après-midi de 1981, dans le bus 63, que je venais de prendre pour aller rejoindre Madeleine rue des Fossés-Saint-Jacques. J'avais travaillé toute la journée dans la chambre à coucher de mon grand-père, et je lisais Malone meurt dans l'autobus, je n'en étais encore qu'au début du livre, j'ignore quel passage j'étais en train de lire - qu'ai-je lu de si frappant alors que trente ans plus tard reste encore vivante et intacte la sensation de cet instant du temps ? Je ne sais pas. Mais c'est là qu'il faut situer la scène, s'il fallait, visuellement, dans une allégorie, représenter ma découverte de l'œuvre de Beckett. C'est un éblouissement, c'est une révélation, c'est un appel, une conversion, on songe à saint Paul tombant de cheval sur la route de Damas. Voici l'image: j'ai vingt-trois ans et je viens de descendre de l'autobus à l'angle du boulevard Saint Germain et de la rue Saint-Jacques, j'ai refermé Malone meurt quelques instants plus tôt, et je suis foudroyé sur place, je suis étendu sur le trottoir, le visage extasié, irradié de lumière, les bras en croix, comme le saint Paul du Caravage dans le tableau de l'église de Santa Maria del Popolo à Rome - et, à la place du cheval, le bus 63 qui s'éloigne vers la Seine dans la circulation et disparaît lentement de ma mémoire.