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Les chemins du Halla-san (extraits)

Publié le 22 mai 2007 par Fredo
Je suis vraiment débordé en ce moment, et j'ai peu de temps pour actualiser le blog. Autant en profiter pour mettre en ligne quelques extraits des chemins du Halla-san de Nicolas Bouvier, un texte plutôt court mais qui recèle les plus belles descriptions de la Corée et des Coréens que j'ai pu lire. Bouvier a visité la Corée en 1970, et publié ce texte dans son recueil Journal d'Aran et d'autres lieux en 1990.
Nam-won, fin d'après-midi
C'était une femme trapue, sans âge. Lorsque je l'ai vue arriver du bout de la place, je n'en ai pas cru mes yeux : elle portait sur le dos une machine à coudre à pédalier gigantesque, retenue par un bandeau frontal. La force physique des Coréens, comme celle des Turcs, est proverbiale : tout de même, avec le socle, au moins quatre-vingts kilos… et vouloir monter dans le bus avec un objet aussi volumineux ! C'était une de ces augustes mécaniques de style, disons, ptolémaïque, qui vous font vivre toute une famille et valent leur pesant d'or. Ce n'était pas demain la veille qu'on aurait pu séparer ces deux-là. Coudoyant, suppliant, menaçant, poussant de la tête et des hanches, sanglotant, elle a tout de même amené son colis jusqu'à la banquette du fond où nous nous sommes terrés pour lui faire place. Elle s'est assise en soupirant
Aï ! chuketta ! (Ouf ! je crève) puis, son coup réussi, s'est mise à sourire...
... Même sans être aussi chargés, les Coréens fondent en larmes à propos de bottes. L'instant d'après, ils ont tout oublié ; la terre a retrouvé son axe. Ils papotent alors avec les voisins, écrasent un pou trouvé dans une couture ou s'occupent à extraire un point noir de leur nez. Ils ont beau pouvoir vous annoncer en souriant la mort de leur père et être plus durs que silex, n'importe quelle bluette, évocation élégiaque d'amours contrariées ou de lune décroissante vous les met sur les genoux. Vingt siècles de confucianisme rigoureux les ont sans doute raidis et empesés mais sans rien changer à leur nature profonde. Peuple rapide, lyrique, jongleur, émotif et qu'un rien fait craquer. Puis qui se reprend tout de suite : les larmes sont à peine séchées qu'ils repartent à fond de train. Qui vient du Japon doit se faire à cette mobilité dont les Coréens n'ont d'ailleurs nulle vergogne.
Nun-mul de opnum saram (un homme qui ne sait pas pleurer) est indigne de confiance, c'est juste un mauvais cœur, autant dire : un vaurien. Et ce n'est certes pas qu'ils manquent de nerf : aucun peuple d'Asie n'a traversé guerre aussi atroce en conservant autant de mordant et d'entrain. C'est que pleurer les décharge électriquement comme les poissons gymnotes ou certaines anguilles. Il faut voir l'air dispos et comblé qu'ils ont après.

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