Comme toute création humaine, un pouvoir, ses modalités de formation et celles qui permettent d’y accéder sont tributaires de leurs modes de production. L’économie politique n’est pas la science qui traite de la production et partage des richesses, mais désigne l’activité politique comme activité symbolique de production et d’investissement de pouvoir, au sein de laquelle un pouvoir serait une entreprise de production d’ »effet de pouvoir » . Ce dernier étant une valeur « fructifiable dans chaque décision prise par le décideur politique. Décision qui ne va pas sans prise de risques. Ces risques sont ceux que représentent les conséquences de décisions impopulaires que ne peuvent prendre que les hommes politiques nantis d’un capital de confiance assez important pour pouvoir en investir une portion à perte, comme font tous les entrepreneurs avisés.
Si l’on observe, à la lumière de cette approche économique de l’activité politique, les partis, actuellement au pouvoir en Tunisie, l’on peut se risquer à dire qu’ils étaient tous les trois, avant d’accéder « miraculeusement » au pouvoir, des entreprises politiques que l’on peut qualifier comme appartenant à l’économie parallèle dite informelle . N’étant pas au pouvoir et ne subissant même pas l’effet de concurrence, sur le marché des idéologies politiques que leur aurait imposée la vie en démocratie, ils s’étaient contenté de vendre à des prix prohibitifs, de l’expression libre, interdite de production et d’échange, au sein de l’espace politique totalement monopolisé par le pouvoir en place, durant des décennies. L’économie parallèle, en matière de politique, cela ne se présente pas sous la forme d’activité d’entreprises déclarées mais plutôt sous celle d’une nébuleuse d’activistes qui vont s’ingénier à récupérer, les énergies de participation que le système en vigueur n’a pu canaliser.
L’apparition dans l’espace politique tunisien de cette activité politique, souterraine et informelle, s’explique également par les carences graves, dans le mode de fonctionnement de l’entreprise unique de production d’ »effet politique » et qui n’était autre que le Parti unique et ses organisations sociales satellisées que l’identification à l’Etat a transformés en Entreprises étatiques dont le caractère pléthorique et le clientélisme improductif en faisaient des entreprises constamment déficitaires et dont la fonction de « légitimation » imposait à l’Etat de les renflouer, pour les sauver de la faillite. C’est ce qui a provoqué une sorte de dévaluation de plus en plus prononcée, de la monnaie symbolique que représentent toutes les marques de confiance que le pouvoir signifie à ceux qui le soutiennent, en vue de les aider à les faire fructifier à leur tour auprès de la population dont on voudrait obtenir la confiance. C’est à dire l’adhésion, nécessaire à l’acte d’obéissance, sans lequel aucune activité politique n’est viable. Et l’on sait ce qui arrive à un pouvoir politique qui se passe de l’adhésion de ceux qui sont appelés à exécuter, dans les faits, ses choix et orientations. L’obéissance, si elle n’est pas le résultat d’une adhésion réelle, peut se transformer en adhérence. Cela peut nuire énormément à la productivité de l’activité politique, et transformer en sangsues, les adhérents du parti au pouvoir. Privé de sa valeur confiance, productrice d’adhésion volontaire, l’obéissance est alors vécue comme obligation, non pas celle que l’on considère comme un devoir, mais celle d’une contrainte que l’on subit.
Avant les élections du 23 Octobre 2011, beaucoup d’observateurs, pas nécessairement spécialistes en droit constitutionnel, avaient fait remarquer, que ce que nous allons vivre, avec une coalition des parties les moins minoritaires, serait une dictature d’assemblée, qui, par sa qualité de représentation légale de la volonté populaire, serait beaucoup plus insidieuse que ne l’était le pouvoir personnel dont disposait Ben Ali. Mais ce qui se déroule, sous nos yeux ne ressemble aucunement à cette dictature d’Assemblée, mais plutôt à l’exercice d’un pouvoir partagé, entre des individus coalisés au sein de groupements plus ou moins organisés en partis politiques dont le mode de formation ne prédisposait pas ses dirigeants à accéder à la qualité d’hommes d’Etat.
En conséquence, ce qui primera dans les rapports sur lesquels se fondent les relations entre les partis coalisés, ce ne seront pas les modalités de réalisation d’un programme commun de gouvernement, mais le partage des fauteuils, des chaises et des strapontins, auxquels seront réduits, à leurs yeux, les hautes charges de l’État.
Gouverner ce n’est pas avoir le privilège d’exercer son pouvoir sur des personnes qui vous auraient déclaré « allégeance » d’une manière ou d’une autre. Gouverner est une fonction très particulière de par la complexité des tâches qui incombent à celui qui en assume la charge. On parle de la prise de ses « fonctions » par un ministre et non pas de sa prise de « la portion de pouvoir » qui lui revient au sein du gouvernement et ses charges il les « assume » et ne les « exerce » pas. Ce n’est pas un problème de forme de gouvernement, mais d’aptitude à gouverner et la référence au Prince faite par Machiavel ne limite pas la pratique de l’Art de la Politique, (comme on parle de l’Art de la Guerre ou de la Diplomatie), à l’époque de la Renaissance Italienne et ses principautés. Il y a de vrais princes de profession que l’on éduque dans la tradition, pour accomplir au mieux leurs fonctions de princes et il y a des émirs fantoches qui ne prennent même pas la peine d’apprendre à lire. Le mépris dans lequel le Roi du Maroc, Hassan II tenait les monarques arabes du Moyen Orient est plus que notoire et en dit long sur ce qui sépare, qualitativement, le mode de formation d’un prince marocain et la culture de l’ignorance dont les effets sont visibles, chaque fois que les pourvoyeurs de fonds des Salafistes, « prennent la parole » en public en procédant à « la lecture pénible » de leurs interventions . De même qu’il y a des Présidents de Républiques qui arrivent à accéder au rang d’homme d’Etat et d’autres qui prennent leurs fonctions pour un exercice personnel des pouvoirs qui leur sont attribués.
D’ailleurs, la légitimité d’un pouvoir politique ne dépend pas seulement de la nature du processus de son attribution, mais surtout de son renouvellement permanent, par la bonne gouvernance. La légitimité politique n’est pas absolue et éternelle mais de nature contractuelle, donc relative et a donc besoin d’être renégociée, pour être reconduite.
Revenons à présent à la clarification raisonnée de ce qui nous arrive, depuis près d’une année, en rappelant que l’activité politique en général et celle de gouverner en particulier, n’est pas un métier que l’on apprend sur le tas sans qualification au préalable, à partir du moment où l’on est démocratiquement élu. Le fait que l’on soit élu sur une liste de parti sur la base d’un programme politique, sans se soucier de la compétence de ceux qui vont le réaliser, c’est transformer la légitimité de la prise de fonction, à laquelle on est élu en droit absolu d’exercer un pouvoir, sans considération aucune de la mission pour la réalisation de laquelle vous êtes mandatés. La légitimité politique d’un gouvernant, dans un régime démocratique s’obtient, au départ, par la foi des électeurs qui,considérant votre promesse comme une réponse possible à leurs aspirations, vous « crédibilisent » (vous accordent un crédit) de leur confiance, en vous « chargeant » de « l’honorer » par la réalisation effective de « la promesse ».
Comme on peut le constater, la confiance des électeurs constitue le capital de toute activité politique, laquelle consiste, en fait à faire fructifier cette confiance en gérant au mieux les conditions objectives de l’activité sociale, économique et culturelles. Et c’est la qualité de cette gestion politique et les performances qui en résultent qui se traduisent en plus value de confiance ou bien en déficit, résultant de votre incapacité d’honorer le crédit qui vous a été accordé, en échange de votre promesse.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui c’est donc la faillite de l’économie politique informelle et parallèle que le jeu démocratique a installée en lieu et place de l’entreprise étatique monopolistique que la révolution a mis à bas le 14 Janvier 2011. L’on croyait que la fonction allait transformer l’organe et que l’exercice du pouvoir allait être l’occasion de maturation politique des partis de la Troïka. Mais le constat amère est là: Ennahdha a confirmé sa vocation initiale d’organisation terroriste clandestine et n’a pu s’élever à la hauteur des tâches de gestion politique d’une société civile en transition démocratique et ses deux acolytes se sont transformés en groupuscules de marchands à la sauvette sur les trottoirs de l’activité politique tunisienne en crise.