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Vie et destin, Vassili Grossman

Publié le 30 mars 2008 par Edgar @edgarpoe
Vie et destin, Vassili Grossman Il y a les livres que l'on lit le temps d'un trajet, les polars qu'on avale sans faim pour les oublier deux jours après les avoir dévorés, et puis il y a les livres qui marquent une étape. Avec Un sac de billes, lu jeune, j'ai appris qu'on pouvait à dix ans se trouver seul au monde. Avec le Frédéric II de Benoist Méchin j'ai le souvenir d'avoir découvert l'histoire comme théatre d'affrontements mortels. Les débats métaphysiques et la place qu'ils peuvent tenir dans une vie, c'est la Montagne Magique qui m'en a donné l'idée. Le sentiment du tragique et de la contingence, c'est dans Camus, La Peste et la Chute. Il y en a d'autres. Mais Vie et Destin s'ajoutera sans doute aux tous premiers rangs. Avec lui, j'enterre définitivement, je crois, l'idée qu'il y ait la possibilité quelconque d'un salut dans la politique. Vassili Grossman offre, sur 1200 pages, une fresque extraordinaire autour de la bataille de Stalingrad. Un peu comme dans une série américaine (sic), il nous entraîne à suivre des personnages, tous unis de façon plus ou moins proche par des liens familiaux, qui sont détenus dans un camp allemand, ou engagés dans l'armée russe, ou civils essayant de survivre au jour le jour, ou bien physicien en vue en proie à des soupçons politiques, bref, une foison de personnages (on s'y perd parfois, et on peut presque lire le livre crayon en main pour se faire une topogaphie de qui est relié à qui). Cette construction foisonnante est extrêmement maîtrisée et sert à mettre en scène une identité profonde entre les idéologies communiste et nazie. Non pas dans leurs buts, ouvertement agressifs dans le nazisme, plus positifs dans l'intention comuniste, mais dans leur fonctionnement concret. Se limiter à cela serait cependant se fourvoyer à mon sens. Ce que Grosmman retient de sa vie, c'est sans doute la vanité absolue des idéologies et des théories politiques. "- Ah, ça suffit ? reprit, sur un ton de menace plaisante, Madiarov. Non, cela ne suffit pas ! Tchekhov a fait entrer  dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges... Mais ce n'est pas tout ! Il a introduit ces millions de gens en démocrate, comprenez-vous, en démocrate russe. Il a dit, comme personne ne l'avait dit avant lui, pas même Tolstoï, il a dit que nous sommes avant tout des êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit que l'essentiel, c'était que les hommes sont des hommes et qu'ensuite seulement, ils sont évêques, russes, boutiquiers, tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu'ils sont des hommes."  Pas plus le christianisme, dévoyé en culte formel, que le communisme ou le nazisme ne trouvent grâce à ses yeux. Il rejette toute pensée qui ferait de l'homme une chose, une variable, un point comparable à une infinité d'autres points. Ce qu'il écrit sur le fascisme est valable à mon sens pour toute théorie de l'homme abstrait, y compris d'ailleurs le règne de l'homo economicus : "Il y a une ressemblance hideuse entre entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne. Le fascisme a rejeté le concept d'individu, le concept d'homme et il opère par masses énormes. La physique moderne parle d'une plus ou moins grande probabilité des phénomènes dans tel ou tel ensemble d'individus physiques. Le fascisme ne se fonde-t-il pas, dans sa terrifiante mécanique, sur les lois d'une politique quantique, sur une théorie des probabilités politiques ? Le fascisme a décidé d'exterminer des couches entières de la population, d'ensembles nationaux ou raciaux , en partant de l'idée que la probabilité de conflits ouverts ou cahcés était plus grande dans ces ensembles que dans d'autres ensembles humains. La mécanique des probabilités et des ensembles humains. Mais non, bien sûr ! Et le fascisme périra justement parce qu'il a cru pouvoir appliquer à l'homme les lois des atomes et des pavés." Grossman est un penseur profondément humain, confiant en l'existence d'une bonté individuelle, inexpliquée, ne répondant à aucun discours, mais toujours présente. Sans doute cette confiance explique-t-elle qu'il confia lui-même le manuscrit de son roman à la censure en 1963, espérant sans doute une autorisation de paraître fort improbable en cette époque encore éloignée de la perestroika. C'est un penseur et un romancier, un grand écrivain - la traduction est, à mon sens, excellente. C'est aussi un journaliste qui a accumulé une grande documentation sur son sujet : dès le milieu de la guerre, il a fait partie d'un groupe d'écrivains chargés de recueillir le témoignage des exactions nazies. Ceci explique qu'aussi bien dans les camps d'extermination allemands, dans les camps de prisonniers ou que dans un camp d'internement russe, l'ouvrage revêt un caractère documentaire impressionnant. Le lecteur se souviendra longtemps de la maison 6b à Stalingrad, et de ses occupants marquants. Il y a tout du grand roman dans Vie et Destin : une forme superbe, un fond poignant, une ampleur rare. Je suggère aux futurs acheteurs de s'offrir peut-être directement ses Oeuvres, en collection Bouquins. A peine refermé j'ai acheté en effet ses notes de guerre et Tout Passe, c'est un auteur qu'on a du mal à quitter... Un dernier extrait, dans un QG à Stalingrad, en plein coeur de la bataille : "La jeune fille n'osait pas regarder [le général] Zakharov , craignant une explosion de colère, son caractère difficile et emporté était connu de tous. Mais soudain elle s'écria, joyeuse : - le voilà, je vous en prie, camarade général ; et elle lui tendit l'écouteur. Au bout du fil se trouvait le chef d'état-major de la division. Tout comme la jeune fille, il prit peur en entendant la respiration haletante et la voix impérieuse du chef d'état-major du groupe d'armées. - Alors, qu'est-ce qui se passe ? Rendez compte. Avez-vous une liaison avec Tchouïkov ? Dans son rapport, le chef d'état major de la division relata l'incendie des réservoirs, le torrent de feu qui s'était jeté sur le Q.G. de l'armée ; il informa que la division n'avait aucune liaison avec Tchouïkov, que selon toute apparence il y avait des survivants, car on devinait, à travers les flammes et la fumée, la présence d'hommes sur un monticule au bord du fleuve ; mais on ne pouvait les approcher ni par la rive ni en barque, car la Volga était en feu. Batiouk était parti avec la section de défense rapprochée en direction de l'incendie, pour tenter de détourner le pétrole en flammes et d'aider les hommes sur la rive à se sortir du feu. A la fin du rapport, Zakharov prononça : - transmettez à Tchouïkov... Si vous le trouvez en vie, transmettez à Tchouïkov... Zakharov se tut. La jeune fille, étonnée par le long silence du général et s'attendant à des éclats de voix, jeta un regard craintif dans sa direction ; il essuyait ses larmes avec un mouchoir. Cette nuit-là, quarante officiers de l'état-major périrent par le feu dans leurs abris effondrés."

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