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Souvenirs 3/2 (signature)

Par Montaigne0860

J’étais fier de mon secret. J’avais appris par ouï-dire que la cinquième symphonie dont je m’abreuvais les oreilles était dite « du destin ». Tandis que le microsillon tournait en crachotant les poussières de la chambrée, je répétai tout l’hiver : j’ai un destin, j’ai un destin.

Avec les beaux jours, mes aubes furent illuminées de succès scolaires ; j’avais pris l’habitude de travailler leçons et devoirs sous l’abat jour vert et je crois me souvenir qu’au-delà de l’absence de remarque de la bougresse (ma présence au bureau était désormais incluse dans son lever), j’eus la chance de clore le mouvement lent de mon concerto pour hautbois d’amour (sur du papier à musique que j’avais fini par voler chez un libraire) ce qui augurait d’un printemps en tous points étonnant ; au grand dam des profs, je rendis quelques devoirs à la maison écrits au stylo à bille ; mes travaux étaient bons et ils ne protestèrent pas trop. Ils m’avaient à l’œil pourtant, car jusqu’alors j’étais un élève correct et voilà que soudain je devenais bon. Il se murmura que je trichais ; leurs regards venimeux ne trompaient pas, ni les remarques froides lorsqu’ils jetaient ma copie sur le pupitre : « Excellent, comme d’habitude ! Enfin… » Je rougissais, les gars se retournaient vers moi en ricanant, les filles me regardaient les yeux pétillants, troubles alarmes.

Je devenais agaçant. Ils argumentaient à haute voix dans la salle des profs : « Comment un enfant d’un milieu aussi modeste peut-il ? Enfin… tout de même, c’est incroyable ! - Et vous savez, dit une voix féminine, il est calé en musique, c’est inconcevable ! » Un troisième ajouta : « J’ai l’impression que je suis inutile et qu’il sait par avance ce que je vais leur enseigner, c’est intolérable ! » Un autre plus malin, risqua un projet révolutionnaire qui fit trembler le corps professoral dans son entier : « Je veux en avoir le cœur net, je vais l’interroger à l’oral, il ne pourra pas tricher. » Tous s’écrièrent : « À l’oral, tu n’y penses pas ! Mais où va-t-on, si on leur laisse la parole ? C’est absolument antipédagogique ! »  Il reprit avec entêtement : « Je veux en avoir le cœur net ! ». On s’écarta pour le laisser passer lorsqu’il repartit  pour son cours ; sa blouse grise prof de maths tachée de poussière de craie multicolore dégageait comme une odeur de soufre.

Il me fit venir au tableau, me posa un problème d’algèbre que je résolus en quelques minutes. Je développai tous les raisonnements et ne desserrai pas les dents. Dépité il murmura : « J’ignorais… à ce point ! Enfin ! », et je repris ma place tandis que mes bon camarades me traitaient de lèche-bottes.

Ce fut ainsi que j’entrai dans la confrérie étriquée des excellents où l’on crève d’ennui.  Il allait me falloir frapper un grand coup pour retrouver la compagnie des médiocres. En attendant, les filles faisaient voler leur jupes de printemps autour de mes mollets – je portais encore des pantalons courts alors que mes jambes se couvraient de poils – et leur approche parfumée de violette ou d’eau de Cologne me terrifiait ; leurs flatteries soprano me rappelaient ma propre voix qui quelques années auparavant solfègeait aérienne au-dessus des pupitres ; je l’avais égarée dans les corridors des saisons recuites et le grave qui lui avait succédé vibrait toujours par à coups, cassures d’un larynx trop neuf que je n’avais pas eu l’occasion d’exercer dans la cambuse parentale.

Une pourtant se risqua un soir de décembre à me tirer par la manche ; elle me poussa dans une classe vide, les deux mains contre mes omoplates. Épouvanté, je crus qu’elle allait vouloir m’embrasser et je levai instinctivement mes avant-bras comme je faisais chaque jour lorsque la bougresse venait droit sur moi (ce qui me valait pour le coup une vraie gifle ; « Tiens, tu ne l’as pas volée celle-là ! »)

Elle s’assit sur une table : « Ici, ce sont tous des cons, tu m’entends, tous ! » Ses yeux bruns se mêlaient d’ocre suivant leur orientation sous la lumière cafardeuse des globes électriques ; au bord de sa pupille je crus apercevoir un liseré bleu comme une goutte d’eau de mer égarée. « Tu m’entends ? », reprit-elle. Je ne dis ni oui, ni non, je me noyais, je tremblais. Elle me saisit les poignets : « Ce que je veux c’est les écraser tous, tu m’entends, tous ! » Elle tira sur les manches de mon pull trop court. « Alors, voilà, y’a qu’en maths que je n’y arrive pas. » Elle replaça une mèche derrière l’oreille, geste que j’interprétai comme le fin du fin de l’élégance. « Tu vas me donner des cours. Tous les mardis. On commence maintenant. » Je murmurai sans oser la regarder : « Ça tombe bien, le mardi j’ai pas musique.  – Je ferme et j’éteins, comme ça on se fera pas repérer, dit-elle en appuyant  la porte. » Elle pesa sur l’interrupteur d’un geste rapide, s’installa devant un pupitre.

J’ai encore à l’oreille ma voix qui hésite entre le grave et l’aigu, expliquant les ruses minables des x² et des y-1. J’invente des problèmes, elle les résout maladroite de son crayon courant à vive allure. « Va doucement, dis-je. Réfléchis » Elle écrit. Je corrige. Elle interroge. Je réponds. Les cris du dehors soulignent le silence, emplissant la pénombre qui descend. Quelque part des pies bataillent dans les marronniers ; éclatent au bord de la nuit les sifflements horizontaux des merles hystériques. Ma peur se tasse, j’explique, mon baryton parvient à se poser sur le velours du temps. « Pour aujourd’hui, ça va », dit-elle tout à coup. Elle remballe son cahier en tenant le rabat de son cartable sous le menton. Elle prononce alors distraitement ces paroles : « Passe ta langue sur tes lèvres, elles sont sèches ». J’obéis aussitôt et elle dépose sa bouche sur la mienne. « C’est bon ? », dit-elle. « C’est bon », dis-je.


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