5.3 Le coq et la poule

Publié le 20 octobre 2012 par Albrecht

A ce stade de l’analyse, il nous faut revenir  au personnage principal que nous n’avons pas cessé d’appeler la « naïve ». Qui est véritablement la belle dame aux riches soieries ?

Un tableau de Vouet va nous donner la clé de son identification, et nous mener à un deuxième retournement de situation : la naïve est, elle-aussi, une voleuse !

La diseuse de bonne aventure

Vouet , 1618 à 1620, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Vouet La diseuse de bonne aventure

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Vouet nous montre une gitane volée pendant qu’elle dit la bonne aventure.  Le larcin secondaire (sur la gitane) a complètement remplacé le larcin primaire (commis par la gitane).

Mais ce qui nous intéresse  surtout, c’est que pour la première fois, non seulement le client de la gitane n’est pas un naïf  (il ne se fait pas voler), mais en plus, comme dans le tableau de Régnier, le client est une cliente !

Le rapport de force

Ici encore, un quatuor alterné : femme, homme, gitane, homme.

L’homme de droite plonge sa main dans la poche dorsale de la gitane (on ne voit pas ce qu’il lui vole) tout en levant un index de connivence à l’intention de l’homme au chapeau à plume. Celui-ci, dans un geste très semblable à celui de la mère dans le tableau de Régnier, présente à la gitane une nouvelle cliente. Son côté « renard » est souligné par sa toque en fourrure, sa plume, et sa grimace entendue, qui s’adresse par dessus le visage suspicieux de la gitane, au comparse en train d’agir.

L’instant ironique

L’instant saisi est, comme La Tour le reprendra quinze ans plus tard, celui où la diseuse va poser la pièce dans la paume du sujet : mais ici, l’idée est exploitée à l’envers, c’est parce que la gitane se concentre sur la pièce qu’elle est vulnérable pour le pickpocket.


La dame en rose

C’est le quatrième personnage, la dame à gauche du tableau, qui nous intéresse particulièrement.  Ses pommettes roses, son sourire vulgaire, peut être un peu éméché, ainsi que la patte de son compagnon posée sur son épaule, indiquent clairement que, malgré son riche vêtement, ce n’est pas une dame de qualité  : d’ailleurs, que viendrait-elle faire dans le bouge ?

La dame en rose n’est autre qu’une courtisane, et l’homme à la plume est son souteneur.


L’admonitrice

La dame en rose joue un double rôle : côté scène, à l’intérieur du tableau, elle est la complice dans le piège tendu à la gitane. Côté parterre, vers l’extérieur du tableau, elle est le témoin parlant, l’admonitrice qui en aparté, en off,  explique la scène au spectateur : son sourire, le geste de sa main droite qui montre la plaisanterie, c’est à nous qu’elle les adresse

 

Vouet apporte une évolution au thème de la gitane volée inventé par Manfredi, en faisant  entrer une courtisane dans le rôle de la complice, premier quatuor où s’introduit   le thème de la prostitution.

Il ne restera plus à Régnier, pour boucler la boucle, qu’à attribuer à la courtisane  le rôle de la victime.

Le schéma complet

Armés de cette idée que la dame est une courtisane, revenons au tableau de Régnier


La femme vénale

Nous aurions pu y penser plus tôt : une femme qui se promène avec une bourse cachée sous sa robe n’est pas une dame de qualité : c’est bien une femme vénale.


La troisième tromperie

La main gauche de la dame relève le tulle doré qui couvre sa robe de velours. Geste incongru pour une naïve, mais qui trouve maintenant toute sa place dans l’économie du tableau : le geste machinal de séduction trahit la courtisane.

Toujours en dehors du triangle d’intérêt, après la main de la mère et celle du voleur, nous venons de découvrir un troisième geste de tromperie : celui de la séductrice professionnelle.


Les deux voleuses volées

La courtisane est le  pendant exact de la gitane : car toutes les deux, à leur manière, sont des voleuses volées. Et les deux sont vulnérables au vol, justement parce que ce sont des voleuses :

  • la gitane a jeté son butin dans une poche dorsale, commode pour dissimuler, mais aussi facile à visiter par celui qui connaît le truc ;
  • quant à la courtisane, en relevant son voile d’un côté, de l’autre elle découvre sa robe, ouvrant ainsi le chemin vers sa bourse.

Bourse et poule

Les butins, poule et bourse, sont également symétriques  : ce que l’on dérobe aux  voleuses, dans les deux cas, c’est justement le fruit de leurs rapines. Les deux sont punies par où elles ont péché  :

  •  la gitane vole des poules,
  •  la courtisane vole des bourses, puisqu’elle remplit la sienne en vidant celles des hommes.

L’admonitrice

Ici, comme chez Vouet, la belle dame est un personnage-off, qui prend le spectateur à témoin :

  • au sens propre, en soulevant son voile, elle déclare le rôle qu’elle joue dans la scène, celui de la courtisane ;
  • au sens figuré, pour le spectateur, elle « lève le voile »  et l’invite à chercher plus loin, dans le double jeu de dupes du tableau.

La  plume du coq


L’homme est lui-aussi un admoniteur en ce sens qu’il délivre un message au spectateur. Mais ici, le message doit se lire au sens figuré, par une sorte de double calembour visuel :

  • par la plume de son couvre-chef, il nous précise son statut dominant : « c’est moi le coq« 
  • par son larcin, il nous explique très exactement en quoi consiste sa  profession de souteneur/renard : « voleur de poules »

Une fois admise la complicité entre la dame et le souteneur, la composition « tourne rond », et révèle une structure parfaitement symétrique, qui semble bien être l’invention de Régnier :