Les mathématiques pures ne sont pas la garantie de la vérité économique. Car la liberté ne se met pas en équation et n’est pas quantifiable.
Par Jean-Louis Caccomo.
Les économistes utilisent beaucoup d’équations pour leur démonstration. Mais les mathématiques sont à l’économie (et à la science en général) ce que le solfège est à la musique : pour jouer de la musique et progresser, il est bon de savoir lire la musique mais encore faut-il avoir la sensibilité du musicien pour bien interpréter sa partition. Et combien d’enfants ont été dégoûté de la pratique de la musique à cause d’un enseignement rigide du solfège ? De la même manière, combien d’élèves se détournent des formations scientifiques, et notamment de la science économique, parce qu’ils ont été écœuré par l’enseignement des mathématiques ?
En effet, on peut faire dire tout ce que l’on veut à une équation si on n’a pas une grille de lecture théorique et des concepts pour leur donner un sens économique. Pour lire sa partition, il faut donc une « sensibilité » (et donc une culture théorique et historique) d’économiste. Car les mathématiques pures ne sont pas la garantie de la vérité économique. Les soviétiques ont excellé à utiliser les matrices Leontief croyant pouvoir ainsi mesurer, quantifier et planifier l’intégralité de l’ordre économique pour se passer du marché. Mais Ludwig Von Mises avait averti déjà que le problème de la planification autoritaire et centralisée n’était pas un problème technique qu’un superordinateur programmé par un super-mathématicien pouvait résoudre. La liberté ne se met pas en équation et n’est pas quantifiable. L’économie est avant tout une question de principes et de valeurs.
De la même manière, l’école mathématique française a poussé très loin la formalisation et l’abstraction de l’économie, encouragée par la recherche publique financée par un État qui croyait (et croit toujours) pouvoir disposer du modèle parfait du monde qui lui permettrait de dompter et de réguler les forces du marché (voir à ce propos les nouveaux modèles de croissance qui ont atteint des sommets dans l’abstraction). Mais les hommes ne sont pas des atomes, aussi faut-il être prudent dans la manipulation et l’interprétation des équations.
En guise d’illustration, permettez-moi de vous parler de la fonction de production utilisée en micro-économie du producteur et en macro-économie (notamment dans la théorie de la croissance). Au-delà de sa forme mathématique, cette fonction nous dit qu’il existe traditionnellement deux facteurs de production : le capital K et le travail L (que l’on appelle aujourd’hui le capital humain).
Q = F(K, L)
Déjà, on peut faire un premier constat. Les experts nous disent que la France est un « capitalisme sans capital » puisque les entreprises peinent à trouver des fonds pour investir. Mais, les entreprises ont aussi les plus grandes peines à trouver les compétences et les qualifications dont elles ont besoin. Alors, si les entreprises ne parviennent pas à mobiliser les deux principaux facteurs nécessaires à la mise en œuvre de la production, il n’est guère étonnant que le moteur de la croissance soit en panne, surtout si les problèmes liés à la raréfaction de ces facteurs sont structurels. Pourtant, il y a du capital en France (puisque les français épargnent beaucoup) et du travail inemployé (puisque le chômage est important).
Le deuxième constat est qu’il faut bien interpréter la fonction de production elle-même. En effet, il ne suffit pas de dire qu’il existe deux facteurs de production car tous les pays disposent de capital et de travail, en diverses quantités et qualités. Mais les facteurs de production ne se combinent pas tout seul ! Il faut un troisième « facteur » essentiel : c’est l’entrepreneur. En fait, le capitaliste apporte le capital, le travailleur apporte le travail, et l’entrepreneur engage ces facteurs pour produire des richesses, et transforme donc ces facteurs en richesses économiques. Dans la fonction de production, c’est la fonction elle-même (F) qui symbolise l’acte d’entreprendre. Mais pour réaliser cette opération coûteuse et toujours risquée (car on a beau produire, on n’est jamais sûr de vendre), l’entrepreneur doit avoir la motivation et un intérêt à le faire.
Or, en France, non seulement, les entreprises peinent à trouver du capital et du travail mais, de surcroît, les entrepreneurs eux-mêmes se font de plus en plus rares. Et les raisons sont connues bien que systématiquement ignorées par nos dirigeants.
L’acte d’entreprendre est fondamentalement risqué : il ne suffit pas de produire (ce qui est une opération finalement technique), il faut écouler sa production sur un marché (ce qui est une autre histoire). Ce risque doit être compensé par une espérance de gain forte, ce qui n’est plus le cas en France. De plus, tous les entrepreneurs croulent aujourd’hui sous le poids des prélèvements, tout cela parce que l’État ne parvient pas à maîtriser ses finances publiques. Enfin, les prétentions régulatrices des dirigeants politiques, et l’inflation réglementaire qui en découle, sont certainement le facteur le plus dissuasif et destructeur de l’activité économique et de la dynamique du secteur productif.
Dans l’ancien régime, les paysans se plaignaient du poids croissant des impôts, mais les nobles ne se préoccupaient pas d’économie, ils se contentaient de prélever le surplus (ce qui était déjà une grande injustice). Aujourd’hui, non seulement, les entreprises doivent faire face à la facture fiscale croissante, mais de plus, nos ministres et nos députés vont dire aux entreprises comment faire « tourner la boutique », qui il faut embaucher, qu’il est interdit de licencier ou de fermer une usine, quel type de produit il faut fabriquer, quelle nouvelle norme il faut respecter… Et la liste s’allonge sans cesse.
C’est pour toutes ces raisons que je connais peu d’étudiants attirés par l’idée (folle) de créer une entreprise en France, ou alors ils le feront sous d’autres cieux. Et cela fait près de 30 ans que cela dure.
Dans ces conditions, le moteur de la croissance ne se remettra jamais en route : vous pouvez bien relancer la demande et la consommation, mais s’il n’y a plus d’usines et d’entreprises en face, ce sont les autres qui vendent.
On voit ainsi qu’une simple équation regorge de multiples enseignements et que la partition n’est pas seulement une suite de noires et de blanches avec des bâtons. Et la théorie économique regorge de telles équations… C’est aussi pourquoi Schumpeter, qui nous a légué sa monumentale anthologie en trois volumes de l’histoire de l’analyse économique, considérait qu’un bon économiste devait maîtriser à la fois les mathématiques (pour sa rigueur analytique), les théories économiques et l’histoire. Cette exigence fait sans doute fuir aujourd’hui les étudiants qui désertent les filières de sciences économiques réputées trop sélectives.
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