Recension : Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012
Philosophe et Académicien, Jean-Luc Marion est un des philosophes les plus brillants de sa génération. Tout juste après la génération des Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Paul Ricoeur, Emmanuel Levinas et Michel Henry, et avant une nouvelle génération de penseurs – qui tarde à poindre en France, il est d’abord et avant tout un « philosophe catholique » (l’expression n’est pas de lui), engagé dans le décryptage théophanique à partir du retournement décisif pour lui : que nous ne quittons jamais Dieu, puisque le monde est en lui : « le monde n’a donc qu’une seule logique, celle de Dieu. Mais que cette logique apparaisse ou ne nous apparaisse pas, c’est une autre affaire, dont on peut discuter vraiment »[1].
Plutôt peu enclin à s’engager dans une publication sous forme d’entretien, il en donne les raisons dans la préface, et notamment celle que lui a allégué son brillant ex-étudiant Dan Arbib : « des conversations bien réglées pouvaient devenir des exercices philosophiques décents »[2]. Pari réussit ? Plutôt, oui. Même si plus tôt aurait été mieux, car nous voilà condamnés à relire l’œuvre à travers le prisme de l’interprétation qu’en fait son auteur ; car les entretiens abordent par un regard rétrospectif tous les grands thèmes de l’œuvre : « Dieu sans l’être », « l’idole et l’icône », « le phénomène saturé », « la donation », « la phénoménalité érotique », « la double onto-théo-logie cartésienne ».
Le fait que Dan Arbib prépare une thèse sur Descartes a peut-être engagé l’entretien à s’arrêter longuement (et pertinemment) sur Descartes – peut-être même au détriment de la phénoménologie, qui conserve une part tout aussi importante, voir plus, dans l’œuvre de Jean-Luc Marion ; bien qu’il avoue lui-même « retourner de plus en plus vers Descartes et la philosophie du XVIème siècle », parce que « Descartes reste un très grand »[3]. La lecture de l’entretien permet d’apréhender le « pont »
De nombreuses anecdotes sur sa jeunesse, mai 68 (de fait, son implication fut plus que distante – « J’ai passé 1968 à lire Sein und Zeit et à travailler Aristote le matin. »), la déconstruction, les médias et « leurs pièges finalement assez sommaires, leur puissance et leur relative impuissance sur le long terme », dont il tire une vaccination contre « l’abus de drogues plus dures, et elles, certainement mortelles », sur son parcours d’enseignant (apparemment plus facile que dans les temps actuels).
« Notre époque relève du nihilisme »[4]. Et, bien que « la catégorie du nihilisme ne semble pas utilisé par les commentateurs de l’actualité et les observateurs de la société », elle n’en est pas moins absolument déterminante. « Le nihilisme se définit comme la situation où les plus hautes valeurs se dévalorisent », c’est-à-dire qu’on veut en établir d’autres seulement parce qu’on veut les établir. Mais la valeur « relève toujours du nihilisme » – Jean-Luc Marion parle de qualification « sinistre ». L’étant « est réduit à sa représentation et à sa cogitabilité par une métaphysique triomphante ». Ce qui explique ce mépris certain de Jean-Luc Marion pour un certain « militantisme » catholique qui traite Dieu comme une « valeur » – une analyse qui nous touche particlièrement à Itinerarium, puisque c’est exactement ce que nous faisons :
« Pour défendre Dieu comme une valeur, il faudrait un défilé du 1er mai théologique, une God pride bien sonorisée ; ou bien nourrir des sites, s’entoiler comme un maniaque, envahir les réseaux sociaux, twitter comme un pinson ou un footballeur, ameuter ses « amis » »[5].
Constat dur envers des chrétiens comme nous qui militons autrement, de manière plus « moderne », pas en chaire d’université – ou pas encore, mais dans notre chair, ce que nous avons, seulement, pour l’instant. Peut-être parce que nous ne sommes pas de la génération de Jean-Luc Marion, et que nous prenons de plein fouet, en plus de la « crise économique », la « crise spirituelle » et la déchristanisation de nos sociétés, voir leur fermeture à l’égard du religieux – et bien que Jean-Luc Marion se soit distingué par des analyses brillantes sur la « crise cruciale » dans ses Prolégomènes à la charité, dont nous nous nourrissons encore. Oui, comme dit Jean-Luc Marion, le croyant « ne se définit non pas parce qu’il défendrait Dieu comme une valeur », mais parce qu’ « il se sait défendu par Dieu ». Évidemment, le croyant ne doit pas défendre Dieu comme une valeur, par sa propre volonté, comme si Dieu était une valeur. Dieu d’ailleurs a-t-il à être défendu ? Évidemment, « un chrétien croit en Dieu plus qu’en lui-même ». Mais est-ce nous qui défendons Dieu, ou Dieu qui se défend par nous ? – toute une conception d’anthropologie spéculative (l’expression est de Dominique Dubarle, à la suite de Hegel) se développe en sous-jacement de cette « volonté de défendre Dieu par des armes humaines » comme nous le faisons. Cette conception sur laquelle nous nous reposons, ne voit plus dans la « volonté puissance » un concept opérationnel pour traiter « le monde tel qu’il est, tel qu’il va », puisque le monde ne va pas sans nous – conception qui, notamment grâce à Thomas d’Aquin, remet à l’homme sa consistance, son autonomie, son rôle de vecteur.
La volonté de puissance est aujourd’hui volonté d’impuissance, de dépossession, d’éclatement. C’est du moins la manière dont le ressent un jeune chrétien – converti – tentant de tenir la tête hors de l’eau dans les courants de ce monde. Se faire « christianite », selon l’expression de Rémi Brague, c’est défendre aussi les conditions matérielles minimales pour que Dieu puisse encore nous défendre : celles-là mêmes qui nous permettent encore de se sentir vus par Dieu. Dieu n’est pas pour nous une idole, horizon de notre visibilité, mais une icône, dont le regard pèse sur nous et nous convoque à proposer à d’autres la vie évangélique par tous les moyens, sûrement de manière beaucoup trop humaine et malhabile.
Reste que Jean-Luc Marion est un maître, et malgré notre misérable auto-défense, sûrement fausse et corrigée avec le temps, ses propos et sa manière de penser resteront toujours en sous-jacement de nos actes de pensée. Pour finir avec un enseignement de vie, selon le rôle du « bon maître »[6], nous vous offrons cette phrase tiré du Phénomène érotique, reprise dans l’ouvrage d’entretien :
« J’ai cru longtemps, enfant, que je n’étais pas heureux, alors que je l’étais ; puis, demi-adulte, que j’allais l’être, alors que je faisais tout pour ne pas l’être. J’ai cru, plus tard, que les succès m’assureraient de moi-même, puis, à les collectionner, j’ai vu leur insignifiance et j’en suis revenu à mon incertitude du début ».
Jean-Luc Marion a déjà et effectivement lu et vu toutes les œuvres et les vies des prochaines générations de philosophes, bien sûr, bien sûr.
[1] Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, p. 55
[2] Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, préface
[3] ean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, p. 118
[4] Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, p. 262
[5] Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, p. 264
[6] Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012, p. 39
Jean-Luc Marion, La rigueur des choses, Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012