Avant la division

Publié le 10 novembre 2012 par Albrecht

Trois tableaux où Hopper s’amuse à tirer sur l’élastique…

Hotel Lobby

1943, Indianapolis Museum of Art

Le fauteuil vide

Dans le hall de l’hôtel,  un  homme aux cheveux blancs est debout  à côté de sa femme assise. Tous deux sont  habillés pour sortir. Sans doute vient-il de se lever de son fauteuil pour  guetter, dans la rue,  l’arrivée d’un taxi ou d’un nouvel arrivant. Sa femme lui dit  de ne pas s’impatienter.

La lumière crue

Une  lumière blanche, assez violente, tombe d’un plafonnier encastré entre les poutres.

Le tableau au mur

Elle met en valeur le tableau suspendu  au dessus des deux fauteuils :  s’agit-il d’un couple d’amateurs d’art, ou pourquoi pas d’un peintre et de sa femme ? Des gens distingués en tout cas,  l’un avec son pardessus poil de chameau, l’autre avec sa fourrure et son chapeau à plumes.

L’arrière-plan

A l’entrée de la salle à manger, les rideaux  verts symbolisent la vie commune :  deux moitiés d’un même  tissu qui partagent la   même  tringle. Juste à côté les deux colonnes ioniques au charme suranné redisent, d’un autre manière, la solidité du vieux couple.

Les jambes d’une autre

Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent en bas à droite, exactement sous les colonnes. Nouvelle apparition de la métaphore des jambes-colonnes  qui semble-t-il hantait Hopper en cette année 1943 (voir l’analyse de Summertime, dans Le voile qui vole)


Le fauteuil vide

Une jeune femme blonde, dans une robe courte bleu électrique, semble plongée dans la lecture d’un magazine. De l’autre côté du hall, un homme aux cheveux blancs, portant beau, fait semblant de ne pas la regarder. A côté de la jeune femme, un fauteuil vide attend : on comprend qu’il suffirait d’un rien pour que l’homme se décide et, en trois enjambées,  franchisse la ligne verte de la moquette pour s’asseoir près de la blonde.

La lumière tamisée

Une lumière jaune, un peu louche,  monte  de l’abat-jour vers le visage penché du réceptionniste, dont on ne voit que l’oeil gauche.


Le tableau au mur

Elle laisse deviner le tableau de clés, riche de toutes ces aventures, réelles ou supposées, qu’autorise la promiscuité des hôtels.

L’arrière plan

La porte grillagée de l’ascenseur invite à  la montée vers la chambre et vers la concrétisation des  fantasmes. Les deux colonnes jumelles, plantées entre l’homme et la femme, confirment  que, malgré la différence d’âge, un rapprochement est envisageable.

Les jambes d’une autre

Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent à gauche, barrant la route de l’homme. Celui-ci serait-il déjà accompagné ?

Le peintre et son oeil

Les deux tableaux bien sûr n’en font qu’un. Le réceptionniste debout, au dessus de la fille assise, est censé équilibrer  l’homme âgé au dessus de sa femme assise  : les vieux à gauche, les jeunes à droite.

Mais cet alibi ne tient pas : réduit à un oeil, masqué par la lampe, l’employé ne fait pas le poids par rapport au client distingué.

De plus, cet oeil unique ne lui appartient pas en propre : exactement positionné  sur le point de fuite, il n’est autre que l’oeil du peintre lui-même.

Hopper c’est donc représenté deux fois  dans le tableau : en tant que  personnage soumis à des tensions contraires, et en tant que regard organisateur, qui garde tout sous contrôle.

Tiraillé par sa propre composition mais bien campé sur ses deux jambes, le Peintre en majesté tient en équilibre l’Epouse Rouge, qui partage sa salle à manger  et la Muse Bleue,  qui le fait grimper dans les étages.

Sea watchers

1952, Collection privée

Sur une terrasse, assis sur un banc, un couple contemple la mer.

L’impression d’immobilité, d’équilibre  statique est superficielle : des  forces travaillent le tableau en profondeur et  le chargent de mouvements potentiels.

Les forces latérales

De la mer viennent  la lumière presque horizontale du soleil et le vent qui soulève les serviettes : deux forces élémentaires qui tendent à plaquer le couple contre la façade de la petite maison.

La femme s’y soumet tandis que l’homme, le torse rejeté en avant, semble  vouloir les contrarier.

Le mouvement vers le fond

Perpendiculairement   à ces forces, le regard du spectateur correspond à celui d’un passant qui marcherait en contrebas sur la plage, en avançant vers la terrasse.

Les couples de poteaux

Une même fuyante joint les deux poteaux du premier plan, indissolublement  unis par une chaîne, et les deux poteaux de l’arrière-plan qui, bien séparés, se  profilent sur la mer.

Au dessus des poteaux enchaînés, les quatre serviettes attachées au  même fil rappellent les deux rideaux de Hotel Lobby : métaphore de la vie commune.

De l’avant à l’arrière, dans le sens de la marche, l’histoire que les poteaux  nous racontent  serait-elle  celle du dénouement d’un couple ?

Vu à plat

Regardons maintenant à plat, en faisant abstraction de la perspective : ce second regard fait surgir un second tableau, dont la composition implacable élimine toute ambiguïté.


L’homme et la femme qui, vus en perspective, partageaient le même banc sur le même terrasse , se retrouvent séparés par la porte de la maisonnette, chacun devant sa fenêtre, enfermés dans des méditations parallèles.

La zone à gauche de la maison illustre  la méditation  de la femme  : une chaîne, une corde, le mythe du couple indissoluble. La zone à droite illustre celle de l’homme : deux poteaux qui se côtoient sans se coller : le mythe du  couple libéré.

La femme se laisse aller en arrière, dans le camp des  serviettes qui sèchent  sous l’action du soleil et du vent. L’homme  penché en avant, mais assujetti par sa chaîne invisible, se rêve dans le camp  de la mer qui dissout.

L’humour et la désillusion de Hopper  ridiculisent  la phrase de Saint Exupéry :  « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre », mais ce n’est pas non plus « regarder ensemble dans la même direction. »

Second story sunlight

1960, Whitney Museum in New York

Sur une terrasse, une femme aux cheveux blancs est assise sur un fauteuil, une jeune femme  blonde est perchée sur la rambarde.  Ce couple énigmatique qui contemple la mer permet des lectures multiples.


Une  Lolita

Le Lolita de Nabokov a paru en 1958. Hopper a-t-il voulu s’incrire dans cette mode ? La femme âgée surveillerait la jeune fille provocante, pour l’empêcher de sauter  vers les bois  aux  multiples virilités .

C’est en tout cas ce que suggère Jo, qui note dans son carnet que  la jeune fille est une « agnelle dans des atours de louve ».

La femme et son double

Jo a comme d’habitude servi de modèle pour les deux femmes, qui partagent la même terrasse  et ont des vêtements inversés  : robe noire qui couvre le corps et bikini noir qui le déshabille.

Hopper aurait-il enfermé, sur cette terrasse sans porte, deux instances opposées de la même femme ?


Aparté sur l’échantillon fallacieux
Un échantillon est un détail du tableau dont la forme est analogue à l’ensemble : le journal que tient la femme a la même forme en W inversé que les deux toits.

Ici, il s’agit d’un échantillon fallacieux, puisque je n’ai rien pu en conclure.


Aparté sur la sous-détermination
Procédé qui consiste à introduire des éléments de sens en nombre insuffisant pour conclure.

S’apparente à une équation à deux variables.

A un film à la fin ouverte.

A la vie.


Une composition bien connue

Selon sa méthode de recyclage, Hopper sans trop se casser la tête a décalqué la composition de Sea Watcher, en remplaçant le couple femme/homme  par le couple vieille femme/jeune femme.


Reprenons notre regard à plat :  les deux femmes apparaissent maintenant séparées, chacune devant  sa maison. Même la terrasse commune se révèle une illusion perspective : ce que le tableau montre réellement, ce sont  deux rambardes disjointes.


La lecture symétrique

Simple et robuste, la composition autorise deux lectures. La première, par symétrie autour de la ligne de séparation :

  • la jeune femme rêve de sauter dans les bois,
  • la vielle femme de rentrer lire dans son salon.

La lecture de droite à gauche

Une interprétation plus stimulante est possible, en lisant de droite à gauche les cinq tranches du tableau.

Partons de la remarque simple que les deux femmes sur la terrasse  s’exposent  au regard  : un  sous-titre intéressant  du tableau pourrait être : Women watcher.

Partons donc de l’idée que les tranches centrales  représentent les âges où la femme est soumise au regard de l’homme, et les tranches latérales celles  où ce regard ne compte pas :

  • la tranche 1, les bois, correspond à l’enfance cachée ;
  • les tranches 2 et 3 , la terrasse,  aux âges où la femme se trouve en représentation -  la jeunesse et la maturité ;
  • la tranche 4, où la femme rentre chez elle, à la vieillesse.
  • la tranche 5 , la maison invisible au delà du tableau, à la mort.

Ainsi Hopper retrouverait-il, avec son habituel sens de la dissimulation, le  thème rebattu des  Ages de la Femme.