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Souvenirs 3/6 (signature)

Par Montaigne0860

Cette fois, c’est parti, ça va être bon, les gambettes tricotent un rythme rapide, presto la traversée devant l’hôpital – une voiture pile devant moi, hurlements je suis déjà loin – puis l’ascension vers l’église détruite trois fois, aux trois guerres, sa tour jaunâtre rebricolée et le bancal des nefs, l’incongru comme un doigt levé, point d’interrogation du divin cruel qui me regarde souffler dans la côte, courant, courant, petit musicien à la vache aussi maigre que le thorax, souffle court, je me souviens du bruit de mes pas dans l’avenue sèche, défaite d’arbres. Le cauchemar n’est pas fini, car dans ma course, connaissant bien mon monde, je songe aux visages qui m’attendent, la langue de la vipère qui mord, elle m’attend là-haut, ça va mal se passer, et tout ça par vertu – lambeaux de foi assassine qui me tirent vers l’arrière – j’ai cru bon avoir une signature qui vaille, erreur, tu t’es jeté au gouffre, musicien, toi qui sais tenir la note, que n’as-tu sur ce carnet tenu aussi ta langue et signé comme d’habitude, à quoi bon la vérité, quelle vérité ?

Je sens que le corps cède et que je deviens transparent, une absence s’installe et je trouve les appels des corbeaux plus réels que ma chamade blanche, je n’ai plus de pas, je trébuche sur l’entrée du hall, trois marches, elle est là, un instant je suis ravi, je vais mourir, je pense que je meurs, je mourrai dans la honte et l’ignominie, ah ce regard, tant mieux, tant mieux, qu’elle me dévore et qu’on en finisse, je tends le carnet. Elle ne dit rien, se hisse en soupirant sur ses escarpins, feuillette le carnet après avoir humecté son index, rayonnante et droite, je ne vois que sa blouse blanche tachée de sang et là-haut son sourire d’ange déchu, une vipère, une lionne, elle compare les signatures en revenant en arrière à l’intérieur du carnet, serre les lèvres vermillon, sourit enfin avec volupté, ouvre la bouche pour articuler quelque prophétie mal venue, se reprend, suspend ses paroles, me saisit par l’épaule et me pousse vers le bureau du principal, sans parler. Une volée de cloches retentit quelque part, l’église chante, je n’entends qu’elle, on baptise un enfant sans doute en cet après-midi de soleil, il faudra féliciter les parents, c’est un  jour bien choisi, on va croquer des dragées entre deux molaires et moi comme de juste je vais mourir, je veux mourir, je murmure « non » à l’instant où je pénètre dans la pièce du tribunal qui pue l’encre et l’ordre des choses.

La bête est tapie au fond de la grotte, vautrée dirait-on ; le coupe papier à la main, le principal écoute attentivement la prof qui débite son scénario : « Je vous l’avais dit, Monsieur le Principal, je l’avais dit, ce blouson noir, ce voyou a eu tellement peur qu’il a imité avec une naïveté et une audace incroyables la signature qui figure là au bas du blâme. Il suffit de comparer avec les autres. » Elle a oublié son soprano, le ton triomphe gravement ; suffisante et molle, elle lui présente le carnet ouvert ; il fixe l’objet dans le silence, longtemps, mouille son doigt en mêlant sa salive à la sienne, tapote du coupe papier les pages successives, murmure « en effet » plusieurs fois, marmonne « stupéfiant » puis « Quelle audace, en effet, quelle audace ! » Il se renverse en arrière. « Vous avez eu peur, lance-t-il, et vous avez signé pour vos parents ce blâme qui vous condamnait à avouer vos obscénités filandreuses. » Je fais non de la tête. Silence. Je comprends que je ne peux pas évoquer le stylo de mon père, mes exercices, ma mère sans stylo et la voisine ; personne ne me croirait.

Il se redresse, le coupe papier tenu dans la main droite comme un poignard de justicier expéditif, la mort est proche, mon cœur s’arrête, je souhaite que le coup vienne vite et qu’on n’en parle plus. « Tu sais ce qui t’attend ? » Le tutoiement m’épouvante, je murmure : « La mort !  - Qu’est-ce que tu dis ? – Rien, dis-je.»

« Ce soir même, reprend-il, conseil de discipline, je demanderai ton exclusion temporaire pour trois jours. Et tu sais pourquoi ce ne sera que temporaire ? »

Je fais non de la tête. Il soupire.

« C’est ton jour de chance, sourit-il. Tu as de bonnes notes et je ne voudrais pas embarrasser les bons parents qui font de toi un excellent élève.

- Mais enfin, Monsieur le Principal, dit la prof (elle a retrouvé ses aigus sifflés), pareille indulgence… Une exclusion définitive me semble…

- Nous aurons, madame, l’occasion d’en discuter au conseil de discipline. À ce soir dix-sept heures ! Et toi tu attendras notre décision dans le couloir ! »

Elle quitte le bureau en soupirant. Il me toise, quelque chose le chiffonne, un scrupule. Je bouge mes jambes alternativement, un gravier me perce la plante du pied gauche. Il reprend :

« Une chose m’attriste, dit-il en reposant d’un geste brusque le coupe papier à côté de mon carnet. C’est ta lâcheté ! Toi, un élève aussi intelligent, comment as-tu pu croire un moment qu’en signant toi-même ce blâme, tu nous duperais à ce point, alors que dans ce carnet figurent partout ailleurs les signatures de tes parents ? Es-tu lâche à ce point pour refuser d’affronter tes bons parents… tes bons parents qui font tant de sacrifices pour tes études ? Je souhaite que cette épreuve t’amène à assumer tes responsabilités. Je le redis : tu es un lâche et contre tes manigances ainsi dévoilées, notre décision je l’espère fera de toi un homme ! »

Je piétine sur place. Je souris de pitié, mais je me garde bien de rien laisser paraître. Je conserve sciemment un air buté. Il crie :

« Tu vas arrêter de piétiner comme ça d’un pied sur l’autre, c’est agaçant à la fin ! » Silence. Une faiblesse m’assaille : je revois le visage engageant  de ma voisine, j’ai à la mémoire les odeurs chaudes de son intérieur rassurant.  S’il n’avait pas hurlé, qui sait, je lui aurais peut-être tout avoué. Par distraction, je fais non de la tête. « Et arrête de dire non comme ça, c’est exaspérant ! Allez, file ! » Je m’enfuis en boitillant.

En fin de journée, j’attends la décision dans le couloir, lorsque mon « élève » s’approche. Elle est venue me soutenir, elle me demande si ça me gêne et me prenant le bras, elle murmure :

« S’ils te virent, je fous le camp aussi !

- Ce sera trois jours, je crois.

- Tant mieux, tant mieux, dit-elle d’une voix chantante, ça nous fera trois jours de balade… Allez, courage musicien et on se revoit demain matin ! » Elle me pousse dans l’embrasure d’un porte close et dépose un baiser sur mes lèvres.

Rien ne peut plus m’atteindre et quand la porte de la salle s’ouvre découvrant les profs assis sagement comme des figures de cire, je ne flanche pas, ne bouge pas (j’ai eu largement le temps cet après-midi d’ ôter le caillou qui me blessait le pied) et la voix lointaine du principal m’annonce : « …trois jours d’exclusion à partir du lundi suivant… signé des parents… et gnagnagna… en espérant que, etc. » La porte se referme derrière moi.

Fier de n’avoir jamais dit une vérité impossible à admettre, je songe en quittant le collège à la manière dont je vais soustraire le courrier – une chance, le lendemain est un jeudi sans école – et signer moi-même mon exclusion temporaire, puisque ma fausse signature est décidément la seule vraie.


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