Dan Houser est, avec son frère Sam, coprésident de Rock Star, éditeur de jeux vidéo dont la saga Grand Theft Auto, Red Dead Redemption, un western de haute volée, ou encore L.A. Noire, jeu inspiré des films noirs hollywoodiens des années 40. A l’occasion de la première présentation de GTA 5, qui sortira au printemps, il a accepté de lever le voile sur ce nouvel opus et de définir les axes de travail de la maison RockStar.
Nous vous proposons ici la version intégrale de l’interview publiée aujourd’hui dans Libération.
Quelle a été la toute première idée quand vous vous êtes lancés dans GTA5 ?
Notre premier désir était de situer l’action à Los Angeles. Pas seulement dans la partie urbaine mais dans toute cette agglomération gigantesque, avec la ville, les alentours, la campagne, le désert, les plages, les montagnes… Nous avions déjà abordé cela dans San Andreas mais pas de manière aussi poussée et détaillée.
Parce que L.A. est le meilleur terrain de jeu pour un gangster ?
C’est un très bon terrain, oui, mais surtout nous voulions reproduire précisément ce territoire de manière à ce que les joueurs puissent littéralement se noyer dedans. Pour des tas de gens qui connaissent un peu L.A. ou même ceux qui y vivent, il arrive toujours un moment où vous ne savez plus où vous vous trouvez. Vous pouvez être passé par là cinquante fois, vous pouvez quand même vous tromper et vous retrouver dans un coin que vous ne connaissez pas, dont vous ignorez si c’est dangereux ou non, même si vous reconnaissez le coin par les films que vous avez vus. Cela ressemble beaucoup plus à Londres qu’à New York ou Paris. Dans ces deux dernières villes, il y a des points de repère partout. Et puis il y a la question du réalisme. Je connais mieux Londres que L.A. et, dans un film, il n’y a rien qui m’agace plus quand on voit un personnage traverser la ville en voiture et que le trajet qu’il emprunte est absurde. Il passe le Pont de Londres, puis il tourne et, hop, on voit Buckingham, puis il tourne encore et, hop, un autre monument qui ne devrait pas être là… Par ailleurs, la Californie est un endroit où nous pouvons exercer notre sens de l’humour. Ces lieux sont parfois un peu ridicules, grandioses, peuplés de gens très riches qui aiment montrer aux autres qu’ils le sont.
Vous avez évidemment conservé les fausses pubs des fausses marques que vous avez crées ?
Bien entendu, cela fait partie de notre signature. Cela me semble très important de garder le cap sur des éléments comme ceux-là parce que cela permet de voir le monde presque comme il est et, en même temps, de prendre la distance nécessaire. Pour en revenir à L.A., c’est aussi une ville très inspirante quand on s’y balade. D’abord parce qu’on y croise des tas de gens bizarres et, sur les affiches, les pubs traduisent quelque chose de l’état d’esprit de Californie. Vous pouvez voir à quel point ils sont obsédés par les produits pour perdre du poids, par l’avocat (le fruit), par les produits financiers pour alléger leurs crédits… Tout cela doit être présent dans le jeu par le biais de ces fausses pubs. De la même manière, quand vous remontez le Sunset Strip, l’un des endroits les plus chics de la ville, les grandes affiches ne sont pas pour le cinéma : ce sont des pubs pour les séries, les shows télé ou alors pour des jeux vidéo. Ça dit quelque chose sur ce vieil Hollywood qui est mort. Ces fausses marques, il y en a des centaines que nous déclinons sur tous les supports, sur les affiches les enseignes, les faux sites web dans le jeu, etc. Cela ajoute au réalisme très particulier de l’univers GTA.
Il semble que l’innovation principale de GTA5 repose le fait qu’il n’y ait pas un personnage principal mais trois. Pourquoi ce choix ?
Nous n’avions pas envie de reproduire un jeu avec un seul personnage. Trois nous semblait un bon début de réflexion parce que cela n’a jamais été réalisé. On s’est posé la question d’en faire davantage mais il ne fallait pas perdre non plus la proximité du joueur avec le ou les héros. Et puis trois est un bon chiffre parce que, comme chez les enfants, ils sont toujours deux contre un, avec des sources de conflit et des tas de combinaisons possibles pour faire rebondir l’action et faire évoluer la nature de leurs relations.
Pourquoi avoir choisi ces trois personnages-là ?
Je pense que c’est la question principale. Le premier qui nous est venu à l’idée est Michael. Un dur à cuire, comme dans les autres épisodes de GTA mais différent. Du coup, nous l’avons voulu un peu plus vieux. En fait, nous l’avons imaginé comme si le héros de GTA 3 avait vieilli, évidemment, on adore ce gars-là. Nous sommes quelques années plus tard, il est devenu riche et, comme tous les gens dans son genre qui ont de l’argent, il s’est installé dans une villa de luxe, dans le quartier le plus chic de la ville et il passe son temps dans une chaise longue à fumer des cigares au bord de la piscine. Bref, il s’ennuie un peu et on a trouvé drôle de lui ajouter une famille horrible. Comme pour le pousser un peu à rester actif dans sa vie professionnelle.
Le personnage de Franklin s’inscrit dans la logique du premier. Il est plus jeune et caractéristique de ces gars qui viennent des quartiers difficiles où règnent les gangs. Avant il dealait mais, après un passage en prison, c’est terminé. Alors que peut-il faire : il n’a pas d’argent, pas de famille, pas d’éducation… Il se trouve un mentor, un homme un peu plus âgé et plus professionnel : Michael. Cette relation père et fils spirituels pouvait déclencher des situations intéressantes.
Enfin, pour le troisième, on voulait rendre tangible le fait qu’il existe plusieurs manières de jouer à GTA. Que cette licence fait apparaître des comportements très particuliers de comportements quand il s’agit d’un environnement criminel. Il y a donc des joueurs qui n’en ont rien à foutre des missions, qui se baladent des heures dans la ville et qui font n’importe quoi sans jamais avoir envie de finir le jeu. Et voilà donc Trevor. Un maniaque, avec un comportement de dingue, qui vit dans le pire quartier de la ville. Pour la partie des missions, c’est un vieil ami de Michael, qui possède une grande expérience du crime mais autant le premier est assez hypocrite dans l’organisation de sa vie, avec une façade de respectabilité, autant l’autre est plutôt psychotique. En fait, c’est un type trop horrible pour en faire un héros.
Avec ces trois personnages, nous possédions un éventail de situations très large et, avec cette possibilité de basculer d’un personnage à l’autre, vous avons voulu que l’on puisse joueur en même temps les protagonistes et les antagonistes, de sorte que chacun puisse définir quel genre de joueur il est et, d’une certaine manière quel genre d’individu il est.
Pour entrer un peu dans les détails, il y aura également des minijeux ?
Sans doute moins que dans nos jeux précédents, comme Red Dead Redemption, où il y avait un jeu de poker génial. Mais ils seront très bons. Je peux vous dire qu’il y a un jeu de tennis, un de golf, ce que nous n’avions jamais fait, et qu’il sera très amusant de faire du vélo et de conduire des voitures – mais ça, ce n’est pas une surprise ! Le choix de ces jeux a été déterminé par le contexte de la Californie où, par exemple, beaucoup de gens font du yoga… Après tout, en dehors des missions, les joueurs font ce qu’ils veulent de leur temps libre (rires).
La musique sera encore très présente ?
Bien sûr. Avec, comme toujours, de très nombreux morceaux à écouter sur la radio. Mais, cette fois, il y a une différence de taille : nous avons conçu une bande originale interactive qui accompagne certaines scènes. Quand vous prenez une voiture dans une poursuite, soit vous vous écrasez, soit vous vous en tirez. La musique sera différente selon l’issue de la scène. Cela aura un rendu très naturel, très proche du cinéma, mais en utilisant des techniques différentes. Je dis souvent que le jeu vidéo est le fils bâtard du cinéma et des jeux de ballon [« ball games », expression américaine qui désigne les grands sports comme le basket ou le foot américain, ndlr]. Le cinéma est une référence majeure pour nous mais, si nous en utilisons la grammaire, nous essayons de nous éloigner de sa syntaxe.
Dans la bande-annonce, on peut apercevoir beaucoup de signes de la crise économique. Est-ce que cela sera visible ?
Pas forcément visible en permanence mais il est clair que cela va se sentir. Quand nous avons commencé le développement, en 2008, la situation n’était pas la même mais on commençait à percevoir certains signes. Au fur et à mesure du développement, pour conserver ce lien contemporain avec notre époque, il fallait faire transparaître cet aspect des choses à travers l’angoisse des gens par rapport à leurs crédits, ce sentiment de paranoïa et de grande confusion sur le rôle des banques par exemple. Et il y a plusieurs points dans le déroulement du jeu où tout cela est perceptible.
Pensez-vous que ce jeu puisse constituer, dans le futur, un témoignage sur ce qu’était Los Angeles au début des années 2010 ?
Non. Pas vraiment, ça paraît trop… grandiloquent dit comme cela. Nous espérons pour l’instant que le jeu est bon, amusant et qu’il est pertinent sur son époque. Que ceux qui le pratiqueront auront goûté à une grosse tranche de vie, un peu plus brutale et cynique qu’elle ne l’est en réalité, et qu’ils en garderont un bon souvenir. Nous ne montrons pas le monde le monde tel qu’il est mais ce à quoi il ressemblerait en étant un peu moins hypocrite. J’ai le sentiment que nous travaillons avec GTA à une grande fresque satirique, un peu comme le peintre Hogarth sur la société anglaise du XVIIIe siècle.
GTA a exploré plusieurs époques, les années 80, 90, 2000 et à présent 2010. Pensez-vous utiliser un jour votre savoir-faire pour un GTA dans le futur ?
Nous le ferons à la seconde même où nous aurons une idée. Une de nos forces, c’est la cohérence de l’univers du jeu. Nous ne sommes pas forcément les meilleurs auteurs du monde mais nous savons écrire pour ce jeu vidéo là. Quand on a décidé de faire un western, c’était avec ce que nous savions faire et qu’on avait quelque chose à dire. Aller vers de la science fiction pour fabriquer des voitures volantes et des pistolets laser ne présente pas d’intérêt. Les meilleurs sciences fictions sont celles qui parlent de la condition humaine. Donc, même si cette idée est très tentante et que par définition, on fait ce que l’on veut dans un jeu vidéo, il nous manque l’essentiel pour le moment : une bonne raison.
Cela devient difficile de surprendre les joueurs ?
Je ne suis pas très inquiet sur ce point pour encore un bon moment. Par le passé certains de nos titres ont eu beaucoup de succès, d’autres moins, mais tant que nous aurons l’ambition de faire des jeux que personne n’a encore fait, nous ne sommes pas près de nous ennuyer. Pour reprendre une fois encore une analogie avec le cinéma, certains films peuvent se raconter en une page de texte. Dès que la situation s’enclenche, vous savez exactement comment cela va évoluer. Mais si vous faites en sorte de modifier la structure narrative de manière inédite, cela change tout. Mémento de Chris Nolan est un bon exemple. C’est le genre de démarche qui nous séduit.
Vous pensez que GTA a créé un genre, comme on parle de film de genre ?
Oui j’espère mais il y a deux aspects dans cette question qui sont liés. D’une part, nous avons beaucoup travaillé sur l’open world avec GTA mais aussi avec d’autres jeux comme Bully ou Red Dead Redemption. Cela donne un ton très singulier mais nous cherchons toujours à ne pas reproduire exactement la même chose d’un jeu à l’autre. Cela peut-être plus méchant, plus brutal, plus rapide mais jamais la même chose. En même temps, notre manière de voir les choses est peut-être aussi l’addition de tout un tas de trucs faits par des gens qui se connaissent depuis des années. Il y a toujours les mêmes producteurs, designers, auteurs, les mêmes responsables de la musique… Ça compte forcément. C’est une grande satisfaction de voir que la licence est toujours très populaire alors qu’à la différence de beaucoup d’autres jeux, nous prenons beaucoup de temps entre deux sorties, que nous ne cherchons pas à faire des milliers de déclinaisons ou de suites pour faire de l’argent. Dès que nous sentons que nous possédons une formule, nous faisons en sorte de passer à autre chose. Sans cette exigence, il n’y aurait pas l’excitation