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"Millésime" de Daniel Fazan

Par Francisrichard @francisrichard

L'éditeur ne prend pas le lecteur par traîtrise. Millésime est revêtu d'un bandeau arc-en-ciel sur lequel est reproduite une citation de Marcel Jouhandeau, écrivain au grand style, qui a fini par assumer son homosexualité, tout en restant marié à Elise:

"Le coeur a ses prisons que l'intelligence n'ouvre pas."

Cet aphorisme, qui rappelle celui de Blaise Pascal, figure également au tout début du livre, en exergue.

Paul Pache est vigneron. Dans la famille Pache on l'est de père en fils et le village où il demeure, sur la rive vaudoise, d'où l'on voit la France, n'existerait pas depuis des siècles sans la vigne, le vin, les buveurs et les ivrognes.

Paul est marié à Roberte avec laquelle il a eu trois enfants, deux filles et un garçon, qui ne vivent plus à la maison. Et Roberte qu'il aimait fait tout maintenant pour se faire haïr de lui, sans qu'il en vienne pour autant à détester les femmes et à feindre de ne pas voir la jolie citadine qui loge au village.

Car Paul aime les belles et les beaux, mais il se hait. Alors il boit et meurt de boire:

"Le liquide a remplacé le solide de nos relations effondrées."

Depuis toujours il repousse son désir culpabilisant qu'il ressent au tréfonds de lui pour les beaux, d'où le malaise que sa mère à la tendresse grandissante avait perçu. Depuis toujours il reporte ce désir sur "une tendresse conjugale sans issue". Jusqu'au jour où il glisse "de l'amour des femmes à cette tendresse complice de gars qui pensent autrement".

Son gars s'appelle Roger. Il est vigneron comme lui. Il est marié comme lui. Il vit dans le même village que lui. Pour l'amour de Roger, pour vivre fort avant de mourir, Paul s'oblige à un sevrage et à suivre les prescriptions d'une psy. Ce qui est le comble pour qui s'exprime en ces termes sur le produit qu'il élève:

"Je vois le vin comme un sublime produit de la civilisation, je l'adule, je le vénère, je l'ai sacralisé. Il est aussi rempli de cette nature que j'adore, le silence des parchets, de la cave qui mature, du village qui se soucie."

Mais il tient bon, comme il tient bon sous le regard des autres:

"J'aime un homme, et ici, c'est comme aimer une chèvre, tout aussi contre nature."

Tenir bon n'est pourtant pas facile dans un cas comme dans l'autre.

Ne pas boire:

"Le manque m'obsède, sentir ce liquide d'or gouleyer dans le cou, le tourner sur la langue et qui laisse ses codalies le plus longtemps possible dans mon arrière-gorge."

Etre rejetés:

"Qu'on ne nous fuie pas, qu'on évite de nous ignorer de face tout en se retournant après s'être croisés près de la fontaine."

Si Paul et Roger tiennent bon, c'est parce qu'ils sont enfin eux-mêmes:

"J'ai le sentiment profond que la vulgarité c'était avant, quand nous mentions à nos propres vies, quand nous travestissions l'individu pour l'intégrer au social obligé."

Et puis il y a ce paysage à nul autre comparable, qui, avec la tendresse d'une mère, a déjà aidé Paul à se remettre sur pied dans le passé:

"J'avais ce ciel et ce lac, cette lumière sans pareille, le froissement des feuilles qui chuchotaient, le bateau blanc sur lequel je n'avais encore pas mis le pied, cinglant dans le silence, son drapeau rouge à l'arrière, coup de ciseau dans le papier bleu à nos pieds."

Paul et Roger ne cherchent pas à faire de prosélytisme ni à convaincre. Certes, subissant des discriminations, ils ne peuvent s'empêcher de mesurer "quelques différences entre le monde dit normal et le milieu, celui justement [qu'ils ne fréquentent pas]", mais ils ont en fait une tout autre préoccupation:

"Le millésime de notre amour doit mûrir, on l'élève comme une cuvée spéciale, unique."

Un coup de pouce du destin leur permettra de parvenir à leurs fins...

Le lecteur, qui surmonte ses éventuelles préventions, sera récompensé par les trésors d'expression qu'il découvrira dans ce livre et dont les quelques citations précédentes lui auront, j'espère, donné un avant-goût prometteur. Si besoin est, l'intelligence du coeur suffira à lui ouvrir l'accès des pages où ils se tiennent précieusement enfermés.

Francis Richard

Millésime, Daniel Fazan, 152 pages, Olivier Morattel Editeur


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