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La performance pour se découvrir

Publié le 19 novembre 2012 par Aicasc @aica_sc

par Therese Hadchity.

Est-ce une vraie personne? Oui, mais seulement au cinéma.

Le 28 Octobre, une vingtaine de spectateurs a assisté aux débuts d’artiste de performance de Sheena Rose, artiste barbadienne. Les membres de l’assistance avaient répondu à une invitation de l’artiste sur Facebook, quelques semaines auparavant.

L’événement, précisait-elle, aurait pour cadre un lieu privé, et seuls quelques invités ayant répondu affirmativement seraient admis avec en contrepartie le paiement d’un droit d’entrée. Elle ajoutait que la performance ne conviendrait pas à des enfants et que les spectateurs adultes pouvaient se munir de crayons et de papier pour dessiner.

On avait accroché des rideaux improvisés, des boissons attendaient dans le patio adjacent, quand les invités –parmi lesquels des artistes, des étudiants et des professeurs d’art – se sont assis sur des chaises en plastique dans la salle de séjour de cette vieille maison barbadienne inoccupée. Une partie de la pièce était réservée à la performance ne contenant qu’un fauteuil, placé face au public.

Interrompant ses préparatifs, Rose a alors invité les derniers arrivés à se servir à boire. La salle était à moitié pleine- plusieurs autres personnes devaient encore arriver- quand elle s’est adressée au public. Vêtue de jeans, d’un chemisier, de bottes, elle avait sur la tête un turban bien rebondi dissimulant la coiffure.

Puis la performance débuta.

Elle s’avance dans l’espace, tourne en rond brièvement, marque une pause, puis s’écrie : ‘Eh bien, quel espace sympathique ! Moi aussi je suis artiste. Je viens de la Barbade. D’où ça ? De La Barbade, des Caraïbes quoi ! Que veux-tu dire ? Comme couleur ? Comme couleur ?

Alors, se tenant devant le fauteuil, au milieu de la pièce, elle déboutonne son chemisier, puis hésite, et l’ôte enfin. Puis c’est le tour du soutien-gorge, du pantalon, de la montre, du slip, des lunettes et des bottes. Une courte pause avant d’ôter chaque pièce. Pour finir, elle déroule le turban et révèle la coiffure, une ‘couronne’ de roses rouges.

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La partie suivante est un monologue (qui prend parfois la forme de dialogues) où l’artiste joue son propre rôle et d’autres, alternativement, s’adressant tantôt au public, tantôt à elle-même, ou encore à des interlocuteurs invisibles. Une fois dévêtue, elle demande d’un air de défi : ‘Vous croyez que je vais vous parler de l’Afrique? De couleur? De race? D’identité? De sexualité? De beauté? De coiffure?’ Tout cela en adoptant tour à tour les postures vues dans notre répertoire de femmes noires et de nus en peinture.

La performance se fond alors en différents scénarii, en apparence indirectement reliés, mais abordant les thèmes de la virginité, des propositions indécentes de la part des hommes, de l’avilissement des femmes, du racisme et du viol, tout cela enchaîné sur un rythme accéléré. A un moment, le visage de l’artiste se crispe soudain, l ‘expression change et la voix se fait plus forte, plus insistante, plus coléreuse. S’avançant vers le public, elle désigne et montre du doigt quelques spectateurs en criant : ‘Vous voyez- des gens comme vous ! Des gens comme vous !’. Le ton monte, se fait plus aigu, jusqu’à l’hystérie.

Ensuite elle grimace, involontairement peut-être, les larmes lui viennent aux yeux et coulent sur son visage. Sans s’interrompre, elle s’essuie les joues et poursuit. L’unique photographe présent fait photo sur photo et le public s’active sur ses feuilles de papier. Mais aucun ne dessine.

La performance pour se découvrir

Un peu plus tard, ‘jouant’ maintenant son propre rôle d’artiste, apparemment, elle s’en prend à quelqu’un lui reprochant de l’avoir appelée ‘Ras’ : tu m’appelles Rose, d’accord ? Modèle ou artiste, dit-elle, mais jamais ‘Ras’. Ensuite elle poursuit, parlant cette fois d’une coccinelle qu’elle décide finalement de prénommer ‘Rien’.

Feignant alors de l’avoir perdue, elle se met à la chercher par terre, entre les pieds des spectateurs, pour la retrouver soudain sur sa tête, puis elle déclare que – avec cette détermination théâtrale et répétitive de la folie- là (dans sa tête) il n’y a rien du tout : ni idées, ni passion, sentiment ou identité, etc.

Se tournant vers une petite table placée dans un coin elle y dépose deux bouteilles, salière et poivrière, et une cruche qui était derrière le siège comme pour préparer un repas, ou encore comme dans un rituel. Une à une les roses sont enlevées de sa coiffure et disposées dans la cruche, puis le monologue reprend du début : ‘Eh, voilà un endroit sympa… Je suis artiste moi-aussi. Merci.’

Jusqu’ici, le travail de Sheena Rose s’est révélé très frappant en ce qu’il nous a entraînés vers ce qui délimite le privé et le public, ou encore vers ces petits mystères du quotidien. Ce que la performance a accompli c’est à la fois les deux et bien plus encore.

En anticipant et en se moquant adroitement de nos réactions, Rose a tenu son public en haleine, par sa façon de se glisser dans des rôles incertains parmi lesquels un seul représentait explicitement  ‘l’artiste elle-même’.

Les thématiques abordées (bien que montrées du doigt au début), à savoir sexualité, racisme, et identité, se fondaient à tout moment dans le personnel, et la performance dans son ensemble projetait une sorte de folie contrôlée et surréaliste ; tout en maintenant le doute entre ce qui est folie et ce qui ne l’est pas à des moments différents, par exemple, l’artiste qui pose: vierge ?  Et victime de viol ?

Ce n’était cependant ni la nudité, ni la folie feinte, mais la détermination de Rose d’avouer son anxiété artistique et personnelle (et pas le moins du monde d’être sous les projecteurs) qui donnait à la manifestation ce côté fataliste ; sinon une certaine forme de transaction où l’artiste revendique sa virginité tout en se donnant –avec abandon- à la performance et (symboliquement aux spectateurs) lesquels devenaient complices, contre un faible droit d’entrée, monnayant ainsi le degré d’intimité garanti pour partager son expérience.

L’acte de se dévêtir se référait donc de façon plus significative à l’identité de l’artiste en tant que personne publique, plutôt qu’au thème de la sexualité. En un geste –en montrant que nous ne pouvons jamais vraiment nous mettre à nu- il tentait de démystifier la nudité et de ‘re-mystifier’ l’artiste. La question suggérée le plus explicitement par le geste de se dénuder était bien : ce que cela signifie d’être ‘exhibé’.

Le terme ‘performance’ étant devenu (à notre grande irritation) le mot-clé de tout discours identitaire, ici ce mot prend une résonance particulière, et pas seulement pour faire allusion à l’acte lui-même, car la production reposait, et pas qu’un peu, sur le fait que l’artiste s’exprimait sur sa propre identité ‘mise en scène’ : l’art de Sheena Rose se base  pour une grande part  (c’est le cas en particulier pour les précédentes animations et  la série ‘en ville’) sur sa personne et sur son environnement immédiat.

Toutefois, les regards dans le public étaient dirigés vers la personne derrière cet art –or de façon plus appropriée, en face -, car Rose elle-même en fait,  semble être devenue le message. Les ‘trois roses’ qui en résultent – le portrait, celle qui est mise en scène et la ‘vraie’- bousculent (d’une façon assez habituelle en histoire de l’art, mais peut-être pas à Barbade) la relation entre l’artiste et sa production : peuvent-elles arriver à coïncider ? Peut-on arriver à les séparer ? L’œuvre peut-elle même être remplacée par  l’artiste?

A cette occasion cependant, -en abolissant de façon énergique la frontière entre art et artiste, mais en le faisant ‘sur scène’- Rose a rendu ces questions superfétatoires. Et en choisissant de mettre en performance sa propre ambiguïté au lieu de sa propre ’évolution,’ elle s’est identifiée en fait à son rôle public : celui de l’artiste.

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Therese Hadchity est critique d’art indépendante, membre de l’Aica Caraïbe du sud et commissaire d’exposition depuis 1997. Après avoir fait des études en histoire à Copenhague, elle a passé son diplôme –Master of Arts- en Etudes des Cultures à UWI,  l’Université des West Indies.

De 2000 à 2010, elle a dirigé la Galerie Zemicon à Bridgetown, Barbade.

TRADUCTION : Suzanne Lampla

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