En Turquie, la production télévisée connaît un énorme boom depuis quelques années (pour un bref historique de la question, vous pouvez lire le début de ce post), et est devenue l'un des arguments du rayonnement culturel de la Turquie dans sa région.
On a eu l'occasion par le passé de mentionner, notamment, l'énorme succès de la série historique Muhtesem Yüzyil (dont le pilote a été reviewé ici), qui raconte les amours du sultan Süleyman 1er et de son harem. Vendue dans près d'une cinquantaine de pays dans le monde, et bientôt adaptée dans au moins un, elle fait aussi l'objet de fansubs dans plusieurs pays, et ce le lendemain de son apparition sur les écrans de SHOW TV, la chaîne turque qui héberge cet énorme succès depuis maintenant 3 saisons (retenez bien ce chiffre). Muhtesem Yüzyil, c'est l'une des raisons qui font que de plus en plus d'Européens de l'Est et de Grecs apprennent le turc, ou, encore plus fort, l'assimilent sans même essayer. Oh, et naturellement, sans avoir à sortir de ses frontières, la série est et reste l'un des plus gros succès télévisés de son pays, ramenant le genre historique sur le devant de la scène.
Et ça, ce n'est que pour une série : pas mal d'autres suivent, dans une légèrement moindre mesure, son exemple. En tout, en 2011, on estime que l'exportations des séries turques a rapporté environ 60 millions de dollars (US) à l'économie nationale, et je commence à lire des chiffres pour 2012 qui annoncent 100 millions... Pas trop trop mal, j'ai envie de dire !
En fait, la dimension culturelle de l'exportation des fictions turques est si forte qu'elle a pris le pas sur la dimension financière : il y a un mois, le ministère de la Culture et du Tourisme turc a décidé d'encourager les séries turques à être "vendues gratuitement" à des chaînes étrangères pour favoriser l'implantation de certaines séries dans des pays où le ministère estime que le rayonnement culturel de la Turquie peut jouer un rôle important. Parce qu'à choisir entre de la thune, le pognon, le flouze ou le rayonnement culturel, eh bien, les Turcs, ils ont choisi le rayonnement culturel.
Alors dans un contexte pareil, où on pourrait penser que rien ne ferait plus plaisir à l'Etat turc que d'encourager sa belle industrie télévisuelle florissante à, eh bien, fleurir encore plus, on attend du chef du Gouvernement des propos, au mieux, dithyrambiques, au pires, mesurés...
Bah pas nécessairement. Et Tayyip Erdoğan, Premier ministre de Turquie depuis bientôt 10 ans (retenez bien ce chiffre aussi), a déclaré il y a quelques jours dans un discours, en parlant des spectateurs dans d'autres pays musulmans : "Ils connaissent nos pères et nos ancêtres via Muhtesem Yüzyil, mais nous ne connaissons pas ce Süleyman. Il a passé 30 ans à dos de cheval à mener la guerre et conquérir des cités, pas dans son palais, ce n'est pas ce qu'on voit dans la série".
...Consternation.
Bon, avant tout, laissez-moi réfléchir : ça a dû être sacrément épineux à expliquer à Süleyman 1er, quand il est rentré une fois tous les 30 ans au palais, et qu'il a découvert qu'il avait 20 fils et filles, quand même, non ? Tu parles d'un silence gêné de la part de son épouse Hürrem !
Et puis, comment expliquer simplement le concept de fiction à quelqu'un qui ne maîtrise pas bien le sujet ? (cependant, si la conférence de presse d'Ainsi Soient-Ils est un indice, il semble que beaucoup de conservateurs aient ce problème de compréhension, en fait)
Mais surtout, faisons un bref calcul... une série qui est dans sa troisième saison... un Premier ministre en fonction depuis presque toute une décennie... il n'y a pas quelque chose qui cloche, niveau timing, dans la soudaine découverte par Erdoğan du principe-même de la série ? Le Premier ministre a récemment été vivement attaqué sur ses prises de position dans la situation politique des pays musulmans environnants (notamment en Syrie), et réaffirmer son attachement envers des valeurs plus traditionnalistes n'est pas un hasard de calendrier.
Soyons très clairs : ce n'est absolument pas la première fois que Muhtesem Yüzyil fait l'objet d'une polémique. Depuis le début de sa diffusion, la série fait régulièrement l'objet d'appels de plainte au RTÜK (Radyo ve Televizyon Üst Kurulu, l'équivalent turc du CSA) de la part de spectateurs conservateurs qui n'apprécient pas, au choix, la profondeur des décolletés, les séquences parfois un peu sexys, ou le simple fait que certains personnages boivent du vin.
Rien que la première semaine de sa diffusion, 75 000 plaintes avaient été enregistrées, et une manifestations avait été organisée (cf. photo ci-dessous) ! Alors ce n'est pas vraiment un scoop : la série ne passe pas auprès de la frange la plus traditionnelle de la population, qui reproche à la série, comme le fait Erdoğan, de présenter des personnages historiques, et notamment quelqu'un d'aussi respecté que Süleyman 1er, comme libidineux. Les évènements qui avaient suivi son lancement avaient conduit à une mise en garde par le RTÜK de la production de la série, et notamment de la créatrice et scénariste, feue Meral Okay (qui dans une vie précédente était engagée en politique, plutôt à gauche...), laquelle avait tenté de protester en expliquant que les sultans ne se reproduisaient pas vraiment par insémination artificielle. Mettant littéralement de l'eau dans son vin, la série était restée sous haute surveillance des autorités : on ne plaisante pas avec l'accusation "d'atteinte à la vie privée" d'une figure historique. Néanmoins, le fait que Süleyman ait bu du vin ou ait fait 20 enfants à Hürrem est documenté dans les livres d'Histoire, ce n'est pas exactement comme si Okay avait tout inventé... Quant au harem, qu'on le veuille ou non, il a vu le jour sous l'empire Ottoman.
Mais malgré tout, le scandale permanent autour de Muhtesem Yüzyil restait mesuré. Et politiquement, si le vice-Premier ministre Bülent Arinç s'était emparé du sujet, le Gouvernement s'était ensuite montré plus compréhensif, probablement à cause de la thune, du pognon et du flouze du rayonnement culturel.
Pourquoi cette fois c'est différent ? Parce que, la bride sur le cou, Erdoğan a expliqué qu'il avait attiré l'attention des autorités compétentes sur cette affaire, et est allé jusqu'à encourager les instances judiciaires à "donner un verdict nécessaire à ce sujet", ce qui n'est rien d'autre qu'un appel à la censure ou au bannissement de la série (s'il y a des experts en droit turc dans le coin, on peut me préciser s'il y a séparation de l'exécutif et du judiciaire là-bas ?). Décidemment très en forme, le Premier ministre a également eu quelques mots pour le producteur de la série et même le propriétaire de SHOW TV, qui doivent se sentir particulièrement en sécurité à l'heure qu'il est.
Le ministre de la Culture et du Tourisme ne pouvait pas ne pas réagir ; il a expliqué à pas feutrés que : "Nous avons exporté 10 500 heures de séries en 2011, alors que nous n'avions pas de revenus d'exportation en 2006" et que "la série est regardée par 150 millions de spectateurs dans le monde". Mais les dés sont lancés et la polémique fait rage, plus que jamais.
Vous le comprenez bien, la question dépasse ici celle du caractère scandaleux ou non de Muhtesem Yüzyil.
Cet exemple illustre bien la fracture entre deux populations du pays, deux façons de penser. On a d'une part une Turquie laïque, moins arc-boutée sur des principes religieux, et une autre qui aimerait s'orienter vers une politique plus proche des préceptes musulmans... Evidemment, on n'est pas ici pour parler politique ; mais cela se traduit par un jonglage permanent de la part des autorités responsables de ce qui passe à la télévision, dont la mission est de réussir à contenter tout le monde, ou, de façon plus réaliste, de ne mécontenter personne. Cette balance est maintenue, tant bien que mal (cf. cette capture prise pendant le pilote d'Uçurum alors qu'un personnage vient de se faire crever l'oeil, EmCity-style), jusqu'à ce qu'un déséquilibre se produise, comme ici.
Simplement, rares sont les pays où ces enjeux politiques ont de telles répercussions financières sur une industrie (celle qui nous intéresse sur ce blog, donc) qui a réussi, en une demi-douzaine d'années, à imposer la Turquie sur les écrans de près d'un quart des pays de la planète...