Dans le Magazine Littéraire, # 525, sur la MORT: « Où sont passés les Amery, Levi, Kertész, Lanzmann, Delbo, Semprun, et quelques autres » ?

Publié le 30 novembre 2012 par Donquichotte

RE : Le Magazine Littéraire, Novembre 2012, No 525

Dans ce Dossier, « Ce que la littérature sait de la MORT », Y’a gourance, aurais-je envie d’écrire.

Quand je lis votre Dossier « Ce que la littérature sait de la mort », je me dis que l’on va sans doute parler du thème de la mort en littérature ; et de ceux, j’entends ces écrivains, qui ont connu la mort de près, (l’auraient frôlée eux-mêmes, ou l’auraient même donnée) ou même l’ont vécue (tués ou suicidés). Bien sûr il y a dans votre Dossier un peu de tout cela.

Mais ma remarque est tout simple : « Où sont passés les Amery, Levi, Kertész, Lanzmann, Delbo, Semprun, et quelques autres ?

Qu’y trouve-t-on dans ce dossier ?

Je vois bien que, dès le départ, on me prévient : « De ce vaste savoir (ce que la littérature sait), on ne donnera ici que quelques aperçus ».

On cite Elie Wiesel, Bataille, Genet, Quignard, Sartre dès le premier article (A1); d’accord, ça va. Dans le deuxième texte (A2), on aborde la mort au théâtre ; ça va encore, on ne peut négliger les textes de Beckett et de Ionesco. Puis, on parle du roman moderne et de l’art de se tuer (A3) ; ici, on touche quand même à Debord et Gary (des suicidés). Puis, il est question (A4) de l’extravagante attirance sexuelle pour les cadavres qui fascine les écrivains. Puis du fantôme de la mort dans la littérature contemporaine (A5); une large place est donnée à Modiano,... et à Fleischer, né en 1944, qui aurait pondu ! une riche série d’une douzaine de romans. On n’évite pas le sida (A6) et Collard et Guibert ; ni non plus la période de la Révolution (A7) ; ni Paulhan, ni Mann (A8) ; ni la Chine (A8) quand la « mort est exotique en elle-même... et le cadavre, peu de chose » selon Segalen. Puis viennent enfin les auteurs que vous avez choisis : les « émérites » de la littérature sur la mort : Sartre (A9), Malraux (A10), Giono (A11), Simon (A12) et Derrida (A13). Enfin, il est question à la toute fin de la renaissance (A14) de la littérature (pas encore morte, aime-t-on se rappeler).

Mais où veux-je en venir ?

À ceci. Je crois que je n’ai pas vu d’indications dans tous ces articles sur les 55 millions de morts de la deuxième guerre mondiale et de tous ces écrivains qui l’ont approchée de si près, de trop près, même. Et c’est ce qui me désole dans ce dossier. Je crois que le mot « Shoa » n’est même pas apparu dans ces 14 articles, il faut le faire : oublier la mort violente de 6,000,000 de personnes et ces écrivains qui en ont parlé.

Quand j’écris « Y’a gourance », j’entends surtout que l’on a négligé des écrivains, de grands écrivains, qui ont parlé de, écrit sur, et vécu la mort de si près lors de ce grand massacre. Je ne les connais pas tous. Mais ceux-ci, dont j’ai lu les textes ces dernières années, auraient mérité plus qu’une mention... Ces auteurs se rappellent « ces souvenirs précieux comme de l'or et du sang » (Lanzmann)

Imre Kertész, en premier lieu. Pourquoi ? Pas seulement parce qu’il a vécu Auschwitz et Birkenau, mais aussi parce qu’il en est sorti, et qu’il n’a cessé depuis ce temps (il vit toujours ; ça, vous le savez) de témoigner sur toutes les scènes mondiales de ce qu’a été l’enfermement et la mort dans les camps de concentration et d’extermination ; mais aussi parce qu’il a obtenu le Prix Nobel de Littérature pour son oeuvre. C’est drôle, ironique plutôt, comme le sort ne le favorise pas dans ce sens-là. Dans son dernier livre, Sauvegarde, il écrit « En Hongrie, il est possible de parler de l’holocauste, ou de l’art lié à l’Holocauste sans jamais mentionner mon nom » ; (bien sûr, je sais comme il crache sur ce pays, ou plutôt, sur ses dirigeants , autocratiques, dictatoriaux, qui suintent du fiel d’anciens régimes communistes, et qui n’ont cure de voir une véritable démocratie s’installer en Hongrie, trop épris d’une nouvelle ère capitaliste un peu tordue qui émerge)... j’ai même lu ailleurs que, lors d’un événement littéraire en Hongrie portant sur la Shoa, on ne l’avait même pas invité. C’est fou de penser que, dans son propre pays, il ne soit pas mieux reconnu comme écrivain ; et faut-il le souligner, il est le seul écrivain hongrois à avoir été Nobélisé.

Il ne s’est pas suicidé, on sait.

Jean Améry. Il a écrit des pages sincères sur la Shoa; « les choses y sont décrites telles que les a ressenties une victime terrassée, c’est tout ». Voilà, il le dit. Son livre, « Par-delà le crime et le châtiment », témoigne. Mais le livre a une ambition autrement plus grande. Inspiré de cette phrase de Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, qui dit que « tout événement historique se ramène finalement à des chaînes de processus purement physiques », Jean Améry veut jeter un peu de lumière sur l’éruption (l’irruption) du mal radical en Allemagne, dans sa période nazie, ce mal dont l’énigme reste entière.

Comment peut-on avoir oublié cet auteur ? Il s’est suicidé, on sait.

Primo Levi. Dans « Si c’est un homme », Levi raconte que, lorsqu’il pleut dans les camps, que tout est souffrance et dégoût, et, comme  « il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus ».

Il se serait suicidé, on sait.

Charlotte Delbo. Dans « Auschwitz et après »,tome I « Aucun de nous ne reviendra » :

« Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent

sont justement ceux-là qui partent,

une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais

 arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais

 revenus.

C’est la plus grande gare du monde ».

Elle ne s’est pas suicidée, on sait.

Claude Lanzmann. Dans « Le lièvre de Patagonie ». Lanzmann se rappelle ces souvenirs précieux comme de l'or et du sang : « Nous sentions si fort la mort, puisque nous pataugions depuis des semaines dans les fosses, que notre puanteur arrêtait même les chiens ».

Il ne s’est pas suicidé, on sait. 

Paul Nizan. Dans « Aden Arabie », Jean-Paul Sartre en fait une longue, une immense préface. Pourquoi ? Je comprends alors que lui et tant d’autres intellectuels, philosophes, de son époque, leur époque, ont eu à se reprocher de n’avoir pas su défendre, bien défendre Paul Nizan, ses textes, sa position crue, ses questions laissées sans réponses, ses atermoiements, ses souffrances, dans sa chair ; il étouffait, on le mutilait, mais qui s’en souciait ? Nizan, écrit Sartre, « souffrait dans sa chair : vivant, il ne fut pas une heure sans risquer de se perdre ; mort, il courut un danger pire encore : pour lui faire payer sa clairvoyance, une conjuration d’infirmes prétendit l’escamoter ».

La guerre a tué Nizan, on sait.

Alexis Rémizov,  pour qui tous les crimes de l’humanité ont été accomplis au nom du « bien » de l’Humanité. Malgré la guerre, l’âme russe est présente chez cet homme qui, comme tous ses autres compagnons Russes exilés dans le Paris sous les bombes. Lire "La Flûte aux souris". Leurs histoires sont folles. Elles disent la mort.

Il ne s’est pas suicidé on sait.

Jorge Semprun. Il a écrit, dans « L’écriture ou la vie » : « Les vivants n’étaient pas différents des morts par un mérite quelconque. Aucun d’entre nous ne méritait de vivre. De mourir non plus. Il n’y avait pas de mérite à être vivant. Il n’y en aurait pas eu non plus à être mort ».

IL ne s’est pas suicidé, on sait.

Sandor Marai. Un autre Hongrois, qui voit dans le système mis en place à la fin de la guerre, le « triomphe d’une nouvelle barbarie à laquelle, une fois de plus, le peuple se soumet ». L’humanisme est assassiné. Dans "Mémoires de Hongrie", il écrit: « Pour la première fois de ma vie, j’éprouvai un terrible sentiments d’angoisse. Je venais de comprendre que j’étais libre. Je fus saisi de peur ». Il venait de quitter sa Hongrie.

Marai s’exilera, on sait. La mort lente dans un tel système l’aurait tué, on sait.

Stephan Zweig, autre suicidé, plutôt hanté par la mort-délivrance, que par la mort-subie, qui souhaitait que le diable d’Hitler soit vaincu (lettres d’Amérique).

La guerre, la perte de sa patrie, l’ont suicidé, on sait.

Aldous Huxley.  Dans le « Génie et la Déesse », il insiste : le décompte final, c’est la mort. Mourir est un art, et à notre âge, nous devrions être en train de l’apprendre. La tâche est facilitée quand on a vu quelqu’un qui savait réellement s’y prendre. Il écrit : "Helen a su mourir parce qu’elle savait vivre... Helen avait été occupée à mourir par versements échelonnés quotidiens. Quand arriva le décompte final, il n’y avait pour ainsi dire plus rien à payer." C’est à ce moment que le narrateur parle de sa mort évitée grâce à la pénicilline, - une pneumonie, l’ami du vieillard - et de sa vie actuelle, celle d’un temps posthume, celle d’un temps emprunté. Maintenant, ajoute-t-il, "on vous ressuscite afin que vous puissiez vivre et jouir de votre artério-sclérose ou de votre cancer de la prostate."

Il ne s’est pas suicidé, on sait. 

Arthur Koestler. Koestler est hongrois, lui aussi, et un exilé politique en France au début de la guerre 39-45; il a tout juste été réchappé des prisons de Franco, - il avait été condamné à mort - grâce à une intervention des Anglais en sa faveur. Victime du Pétainisme, Koestler est alors une victime un peu folle et jugée coupable « d'être un indésirable étranger. ». Et il va être transféré de camp en camp, du stade Rolland Garros - et à travers la France - jusqu'au camp du Vernet, jusqu'à ce qu’il trouve une occasion de s'évader en 1941. Quel retournement incroyable quand on songe que "les survivants de la Brigade Internationale - plus des deux tiers avaient été tués sur les champs de bataille - furent jetés dans les camps de concentration français; à aucun d'eux il ne fut permis d'entrer dans la patrie du prolétariat,... qui s'était vanté d'avoir aboli le chômage et de donner du travail pour tous." Ils avaient lutté pour un monde meilleur. "Quelle dérision pour les habitants de la Baraque des Lépreux! L'essence de la politique est l'espoir et l'espoir avait disparu. Ces hommes avaient été admirés et adorés puis, ils avaient été jetés sur un tas d'ordures comme un sac de pommes de terre avariées, abandonnées à la putréfaction."

Il ne s’est pas suicidé, on sait.

Zbigniew Domino. Dans « Sibériade polonaise », l’auteur raconte une odyssée cauchemardesque lorsque les habitants de sa ville sont arrachés brutalement à leurs foyers pour un exode vers le Goulag soviétique. Cet exil va durer six ans pour l’auteur. Peu de ses compagnons en reviennent. Tellement d'auteurs ont parlé de ces pérégrinations de camps en camps, et du Goulag. Vous vous rappelez "La vingtième heure" de Constantin Virgil Gheorghiu; j'étais bien jeune quand j'ai lu tous ses livres.

Mais, lui, Domino, en reviendra, on sait.

J’ai écrit, mais ne l'ai pas envoyée, cette un peu trop longue lettre à votre magazine afin de vous dire mon sentiment – surprise et déception - suite à la lecture de votre Dossier sur la Mort. Votre dossier est bien construit sans doute, il m’a appris beaucoup ; mais ces noms d’écrivains et auteurs que j’ai évoqués sont bien présents dans ma mémoire, quand il s’agit de parler de cette question de la mort. Cette lettre m’a donné l’occasion de me les rappeler. Merci pour cela.