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L’Egypte, musulmane et délurée (2/2) : le sha3bi veut la chute du régime !

Publié le 02 décembre 2012 par Gonzo

L’Egypte, musulmane et délurée (2/2) : le sha3bi veut la chute du régime !

Il y a shaabi et shaabi (ou plus exactement chaabi et shaabi ou mieux sha3bi)… Avec un « ch », et même si les Marocains le revendiquent aussi pour leur propre tradition musicale, le mot était utilisé jusqu’à présent en français pour désigner un genre musical algérien, aujourd’hui un peu rétro, à l’image des interprètes d’El Gusto (voir cette vidéo). Transcrit en arabizi, le sha3bi est la musique qui fait parler d’elle aujourd’hui, au Caire et au-delà.

Comme le signale Ted Swedenburg, dans un excellent article comme toujours, ses interprètes parlent aussi de mahragan ou encore de mahraganât – musique de festival, probablement par référence aux fêtes de quartier, le plus souvent des mariages, où elle est jouée. Swedenburg parle aussi de shaabi techno, pour l’usage de l’électronique (percussions et sons synthétiques), ou bien encore d’underground shaabi, expression qui mêle le caractère à la fois populaire (shaabi) et hors-système de cette musique « inventée » dans les quartiers parmi les plus déshérités de la capitale égyptienne (plus de 17 millions d’habitants, officiellement, sans doute plus encore…)

« Souterrain », le sha3bi ne l’est plus vraiment. Dans cet autre excellent article publié en à la fin du mois de mai dernier sur le site Jadaliyya, Sara Morayef souligne combien les interprètes ont pleinement conscience de leurs origines sociales et comment l’exclusion dont ils sont victimes du fait de leur extrême pauvreté a pu façonner leur expression musicale. Créé par une jeunesse « plus pauvre que pauvre », plus ou moins rebelle mais à coup sûr en marge de la société, le sha3bi égyptien assume joyeusement sa vulgarité.

Dans les paroles notamment, où comme le notent les deux articles déjà cités, on n’hésite pas, pour ces musiques qui sont le support de joutes chorégraphiques assez fortement sexualisées, à oser les allusions les plus crues, et même – chose impensable il y a peu encore – les jurons les plus grossiers. Fuck (أحا), mes tongs se sont fait la malle ! entonne ainsi ‘Amr Haha (alias 3amr 7a7a) tandis que Aka et Ortega, du groupe 8% [je ne vois pas l'allusion, si quelqu'un peut éclaircir ce mystère !], chantent de leur côté : Y’en a une qui m’a fait un truc… (واحدة عملتلى عمل)…

Aka et Ortega, justement, ce sont les interprètes de la chanson prudemment retirée de 3abdo MoOta (عبده موته), le dernier grand succès des écrans égyptiens, parce que les chiites locaux s’étaient offusqués d’y voir apparaître les noms de Hassan, Hussein et Fatima (voir ce précédent billet). En dépit de cette petite maladresse très vite oubliée, le producteur, Ahmed El-Sobki, un homme qui a sans aucun doute du génie pour flairer les tendances du jour, n’a certainement pas regretté d’avoir invité quelques-unes des vedettes du sha3bi, à l’évidence parfaitement en phase avec le jeune public venu en masse – révolution ou pas, nouvelle Constitution ou pas, « Frères » barbus ou pas – passer un bon moment au ciné en admirant les prouesses du petit dealer de quartier, aussi violent que séducteur…

Après avoir été repéré par les vigies de l’avant-garde culturelle, à l’occasion par exemple du très important D-CAF (Downtown Contemporary Arts Festival) lors de sa programmation en avril dernier, voilà le sha3bi pris désormais dans la moulinette infernale de l’industrie de l’entertainment, avec à la clé une « marchandisation » où il risque fort de perdre son âme, à savoir sa sincérité, sa violence, sa révolte aussi…

Une évolution sans doute inévitable, que l’on observe d’ailleurs dans d’autres formes artistiques (le graffiti par exemple) propulsées sur le devant de la scène à la faveur des événements politiques que traverse l’Egypte depuis bientôt deux ans. Mais qu’il soit ou non en voie de récupération ne change rien à l’affaire : l’intrusion du sha3bi sur la scène culturelle « normale » (à défaut d’être encore tout à fait officielle) révèle que la donne est irrémédiablement changée. Pour le meilleur et pour le pire, avec toute l’inventivité de créations parfaitement inédites mais aussi avec les sous-produits des industries culturelles de masse, la culture des anciennes générations est vouée à être toujours plus submergée par les flux tempétueux d’une jeunesse impatiente.

C’est elle qui a emporté l’ancien régime et, apparemment, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si un autre système politique est en passe d’imposer son autorité, et même une autorité autoritaire… Avec Sarah Carr, une journaliste égypto-britannique dont il faut absolument lire le billet sur une soirée sha3bi (c’est de là que provient la photo en tête de ce billet), on peut penser qu’« un extrémisme religieux très conservateur ne s’installera jamais en Egypte – les Egyptiens aiment trop s’amuser » !

Salma El Tarzi ( سلمى الطرزي), une jeune documentariste égyptienne, achève la préparation d’un film sur le sha3bi, il y a un blog et une page Facebook.

Et pour finir en beauté, la bande-annonce de 3abdo MoOta, le “film de la fête du Sacrifice” comme il est dit tout à la fin ! Violent concentré de conduites pas vraiment halal ! (Vous noterez que le teaser musical n’est pas seulement sha3bi… Ahmed El-Sobki sait ne pas aller trop vite en musique !)


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