Soir bleu

Publié le 02 décembre 2012 par Albrecht

1914, Whitney Museum, New York

Hopper 1914_Soir_bleu.jpg

Un tableau-manifeste

Réalisé à 42 ans, peu après son retour  d’Europe,  ce tableau très ambitieux représentait, dans l’esprit de Hopper, un manifeste esthétique,  la synthèse des influences reçues  :

  • composition insolite à  la Degas (format panoramique, poteau qui coupe la vue)
  • scène de café parisien à la Manet,
  • simplification des formes à la Vallotton,
  • symbolisme à la Rimbaud (le titre en français, Soir bleu,  est tiré d’un poème de ce dernier).

Un tableau maudit

Les critiques américains restèrent hermétiques à cette esthétique jugée trop datée et européenne,  et se limitèrent à une lecture moraliste : alcool et cocottes, un condensé de la décadence parisienne,  comparé à la  vitalité   et au modernisme américain.

Stoppé net par cette incompréhension, Hopper roula  le tableau  dans un coin de son atelier et n’en dit plus un mot jusqu’à sa mort.

Un panoramique parisien

La scène se situe sur  la terrasse du parc de Saint Cloud, où Hopper allait souvent, et qui surplombe la vallée de la Seine : d’où  la balustrade à l’arrière.

Le  format, exactement deux fois plus large que haut, se prête bien à cette représentation panoramique. Panorama non pas de Paris, dont on ne voit rien, mais des Parisiens : il faudra lire les personnages non pas comme des figurants anonymes, mais comme des types.

Une lecture frontale

La ligne qui divise le tableau en deux bandes horizontales passe par les yeux des deux personnages barbus  et pourrait donc faire office de ligne d’horizon. Mais la scène, avec ses tables rondes, ne contient aucune indication  de profondeur, ni de lignes permettant de situer le point de fuite.  Tout est fait  pour que le spectateur puisse se placer latéralement où il veut, faisant défiler à son gré les personnages.

Les deux barbus

Le poteau attire l’oeil sur celui qui se cache derrière : un barbu vu de profil, en béret et en manteau noir. Son uniforme de rapin et son oeil qui, comme nous l’avons remarqué, indique la ligne d’horizon, permettent de l’identifier comme un Peintre. Mais aussi comme le guide, l’admoniteur qui, de gauche à droite, va nous aider à lire  le panorama.


A l’extrémité droite de la ligne horizontale, notre regard rebondit sur un personnage symétrique.  Barbe noire contre barbe rousse, smoking et noeud papillon contre béret et mégot, nous reconnaissons l’ennemi héréditaire et le partenaire incontournable  du Peintre-type : le  Bourgeois-type, qui commence par se scandaliser, mais qui un jour finit par acheter.

Remarquons d’ailleurs que Hopper, avec son Peintre à l’Oreille Coupée (par le poteau), nous fait  avec son humour habituel un magnifique  clin-d’oeil :  ce dont il est question  ici, c’est du Peintre de type Van Gogh.

Le maquereau

De l’autre côté du poteau, étranger à ce conflit bourgeois-bohème qui ne l’intéresse ni ne le concerne aucunement, un moustachu à casquette est attablé face à une chaise vide.

Etude préparatoire (retournée de gauche à droite)

Un étude préparatoire montre clairement qu’il s’agit d’un Maquereau. Reste à savoir si la Prostituée est attablée à gauche, en hors champ du tableau, ou s’il faut l’identifier avec la Femme Fatale qui vient de traverser la frontière, matérialisée par le poteau,   entre le Demi-monde et le Monde.

Le Peintre étant – comme chacun sait, à cheval entre les deux.

La femme-lampion

La moitié supérieure du tableau est pratiquement vide. Elle contient le ciel, la colline et la femme outrageusement maquillée qui fait irruption entre les lampions, dont elle capture les couleurs vives  ;   sa coiffure  ronde, d’un noir intense, fait écho à leurs couvercles noirs.


Aux lampions la femme emprunte le clinquant et l’éphémère : elle domine, par sa taille et par sa  beauté  artificieuse, une fête qui ne  durera pas.

Un triptyque

Le poteau se justifie comme support des lampions, mais surtout comme une clé de lecture, invitant à reconnaître une  composition  en  triptyque.  Le panneau droit est d’ailleurs marqué, de manière plus discrète, par  l’unique balustre visible.

Le panneau  gauche

Le marlou relégué à une table isolée,  regardant en hors champ comme pour protéger ses arrières, est le seul personnage  dont on peut voir les mains : tous les autres sont  amputés de leurs gestes, procédé  de sous-détermination qui  contribue efficacement à rendre le tableau indéchiffrable.

Sur la table devant lui, un pot à allumettes et un siphon, autrement dit un outil pour allumer la flamme et un autre  pour l’éteindre.  Cet homme qui manie le feu et l’eau et qui tire les ficelles de son propre jeu, à l’insu des autres, nous l’appelerons le Manipulateur.

Le panneau  central

La femme se dirige vers les trois fumeurs attablés autour d’une carafe vide : le Peintre, le  Militaire et le Clown. Son bras  coupé  net autorise toutes les reconstitutions (en supposant qu’elle soit gauchère). Il se peut qu’elle tende la main pour  :

  • apporter une nouvelle carafe  (c’est une Serveuse) ;
  • demander du feu (c’est une Allumeuse)  ;
  • décharger son pistolet sur le Peintre ou le Militaire (c’est une Jalouse) ;
  • pervertir l’innocent Clown blanc (c’est une Femme Fatale).

Dans l’économie du tableau , nous l’appelerons l’Intruse.

En l’absence de mains, les trois fumeurs sont tout aussi indéchiffrables : peut être discutent-ils (bouche fermées ?), peut-être jouent-ils aux cartes ou aux dés ? Nous les appellerons les Joueurs : et celui des trois qui s’isole du groupe à la fois par sa position et son costume, se rendant ainsi plus vulnérable  – le Clown Blanc – nous l’appellerons le Pigeon.

Les malheurs de Pierrot

Depuis le célèbre tableau de Gérôme, on sait que le costume de Pierrot porte malheur.

Suite d’un bal masqué
Gérôme, 1857, Musée Condé, Chantilly

La poésie un peu frelatée qui colle à la collerette du personnage trouve son apothéose, quelques années avant Hopper, dans une aquarelle de cet autre symboliste contrarié qu’est Gustav-Adolf Mossa .

Adolphe Mossa, Pierrot s’en va, 1906

On voit que, lorsqu’il n’est pas perforé par autrui, Pierrot est tout à fait capable de se débrouiller par lui-même.

A remarquer également les lampions et le couple bourgeois-cocotte,  probablement une coïncidence car il est très improbable que Hopper, bien qu’étant de la même génération, ait eu connaissance des oeuvres de l’artiste niçois.

De plus le Pierrot de Hopper, fumeur et baraqué, a peu à voir avec le freluquet chlorotique de Mossa qui retourne contre lui-même ses angoisses de castration.

Reste le rouge du maquillage, qui nous rappelle que le destin des clowns blancs est sanglant.

Et le fait que la  seule chose qu’Hopper ait dite sur ce tableau, c’est que le Pierrot, c’était lui…

Le panneau  droit

La femme assise porte un chignon sage, qui peut faire contraste avec la coiffure à la garçonne de l’Intruse. Mais en est-on si sûr ?  Le couple ne fume pas  mais boit du vin rouge. Du moins voit-on deux verres, l’un vide et l’autre plein. Cependant ils sont tous deux posés devant la femme, comme si l’homme venait de glisser le sien à une compagne portée sur la boisson.

Autre détail incongru : elle est emmitouflée dans une sorte de couverture bicolore, marron et or, qui n’a rien d’une robe de soirée. Serait-elle une seconde Allumeuse envoyée par le Manipulateur pour faire boire le Bourgeois ? Une Acrobate qui fait une pause, venue du même cirque que le Clown ? Un Modèle habitué à se dévêtir, qui a accompagné le Peintre  ? Ou bien une Bourgeoise en manteau de fourrure posé à la va-vite, proie ordinaire du Militaire ?

C’est en tout cas une femme blanche, une femme-joker, que l’on peut au choix associer  aux cinq rôles  masculins du tableau.

Les deux personnages du panneau droit observent, sans  participer, la scène qui se déroule au centre : nous les appellerons les Témoins.

Les deux pigeons

Hopper 1920 two pigeons
En 1920, Hopper  a repris le lieu et certains des personnages de Soir bleu dans un gravure intitulée   Les deux pigeons.  La Seine est bien visible et le paysage  occupe la moitié du tableau, repoussant les personnages en tas dans la partie gauche.

Cette fois Hopper a appris la leçon : de manière à ce que le thème soit directement accessible  même à un Américain,  il a mis en position centrale le couple de tourtereaux qui justifie le titre.   Il  a passé à  l’as le clown  énigmatique et supprimé habilement les personnages  scandaleux, en les fusionnant en un seul : le serveur qui apporte une carafe, moustachu comme le Maquereau et debout comme la Prostituée.


C’est en retournant de gauche à droite la gravure que l’on comprend mieux comment Hopper a simplifié son triptyque en diptyque, et édulcoré son  sujet.


La valse des lampions

Mais ce sujet justement, peut-on se risquer  à le décrypter  ? Certains ont vu dans Soir bleu l’éloge funèbre de la Belle Epoque, le crépuscule d’une société sur le point  de plonger dans la nuit  des  années de guerre, le dernier moment de quiétude sur la passerelle, avant le naufrage.

C’est oublier le caractère profondément autarcique de la peinture de Hopper : si ses tableaux font parfois allusion à l’actualité, c’est de manière oblique, collatérale. Ici le sujet principal ne peut être que le clown blanc, autrement dit un autoportrait symbolique.

Remarquons que, comme souvent chez Hopper, le personnage en qui il se projette se trouve placé en position instable, soumis à des attractions contraires (voir Avant la division). Ici le clown blanc est attablé avec le couple d’aventuriers, le Peintre et le Militaire, mais il se trouve spatialement à mi-distance du couple de la table voisine. Comme s’il aspirait à quitter les bohèmes pour passer définitivement  dans le panneau de droite : celui de l’embourgeoisement.

Les trois lampions traduisent bien cette valse-hésitation : en se balançant à la frontière entre le panneau central et le panneau de droite, ils semblent  vouloir  détacher  le clown-peintre du  trio à la carafe  vide, et le faire passer  à  la table de ceux qui boivent… et qui achètent.

De même que, dans le panneau de gauche, les deux lampions constituent une sorte de force de rappel qui ramène la prostituée vers son lieu naturel, la table de son souteneur.

Une autre manière d’aborder une oeuvre aussi ambitieuse que Soir Bleu  est de rechercher les modèles que Hopper  a pu voir lors de ses séjours à Paris.

La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, vers 1628, Musée du Louvre, Paris

Voici une gitane qui fait irruption dans un bouge, pour dire la bonne aventure à un  Pigeon attablé avec un jeune compagnon. A  gauche du tableau, un voleur met la main dans sa poche dorsale  pour subtiliser la poule qu’elle y cache : nous reconnaissons le Manipulateur. Et  à droite, dans  le rôle des Témoins, un couple de  musiciens (sur ce thème, voir La bonne aventure).

Dans Soir Bleu, les lampions n’éclairent pas encore, les personnages et les objets n’ont pas d’ombres :  ambiance lumineuse singulière que justifie l’Heure Bleue, entre chien et loup.

On peut y reconnaître néanmoins une composition caravagesque, transposée en extérieur, dont les contrastes de lumière ont été retirés et dont les personnages ont eu  les mains coupées.

Supprimons les panneaux latéraux du triptyque et concentrons-nous sur la scène centrale.

Une femme debout, deux hommes côte à côte attablés en face d’un  personnage singulier, blafard comme une apparition. Cela ne vous rappelle rien ?


Le repas à Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Léon Augustin Lhermitte, 1892, Museum of Fine Arts, Boston

Henry-Ossawa-Tanner-Les pelerins d

Les Pélerins d’Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Henry Ossawa Tanner, 1905, Musée d’Orsay, Paris

Hopper a  pu voir ces deux tableaux : le premier en reproduction, le second au Musée du Luxembourg.  Il était en tout cas dans l’air du temps  de moderniser le vieux thème, où le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en rompant le pain avec eux.

L’idée n’était pas absurde de transposer les Pélerins d’Emmaüs sous les espèces de ces deux errants que sont le Peintre  en pèlerine et le Dragon en tenue de campagne.

Tandis que le clown blanc constituait un cryptique  auto-portrait christique,   avec sa couronne d’épine métamorphosée  en collerette et ses trois plaies sanguinolentes en forme de croix sur sa face blanche.

Le malentendu de Soir Bleu, l’insatisfaction que sa contemplation nous laisse, viennent du fait que tout nous pousse à l’interpréter comme une scène de genre… alors que c’est – peut être – le seul tableau religieux de Hopper.