Le tiers-état, après avoir donné sa sueur, a autrefois donné son sang ; demain, il se contentera de donner son congé.
Par Baptiste Créteur.
Le Tiers Etat supportant la noblesse et le clergé, caricature de 1789
Dans la France de l'Ancien Régime, le tiers-état finançait par l'impôt et le travail forcé la noblesse et le clergé. La noblesse par sa naissance, le clergé par sa vocation au service du salut de tous. Heureusement, cette France a disparu ; les privilèges ne sont plus, sauf ceux accordés à deux castes, récompensant la condition pour les uns et la vocation au service de l'intérêt général pour les autres ; et le tiers-état, une nouvelle fois composé des producteurs et créateurs de valeur, est heureux de contribuer au confort de ces deux castes, bien qu'on ne lui en laisse pas le choix.
La morale altruiste, inlassablement déclinée par un clergé dévoué corps et âme à l'intérêt général avec l'argent des autres, fait financer par les impôts toujours plus élevés du tiers-état le logement, la santé, l'éducation, l'improductivité, l'emploi d'une caste évidemment noble et irréprochable à laquelle sa naissance n'a accordé aucun avantage ou à laquelle des accidents de la vie ont permis de s'élever au rang d'improductifs chroniques. Il serait honteux que cette noblesse défavorisée n'en vienne à travailler, car gagner de l'argent par son propre effort ne lui rendra pas sa dignité.
A l'inverse des possibles succès du tiers-état pour lesquels il ne tirera aucun crédit, les privilèges consentis à la noblesse de condition par le clergé d'Etat sont à attribuer à sa bienveillance, bien qu'ils seront financés par le tiers-état. Ces intermédiaires entre le commun des mortels et l'intérêt général sont nécessaires au fonctionnement harmonieux de la société ; sans eux, point de salut, ni pour la noblesse de condition qui n'aurait aucun moyen d'imposer ses revendications de faire financer un confort toujours croissant par les autres, ni pour le tiers-état qui n'aurait alors aucun moyen d'atténuer un peu la culpabilité que sa compétence lui impose.
Le clergé peut accorder à l'envi les titres qui siéent à l'intérêt général de ses membres et surtout à ceux de la noblesse de condition : précaire, mère célibataire, chômeur, travailleur pauvre, famille nombreuse, serviteur de l'Etat, autant de titres donnant droit à des avantages sans contrepartie. Il fera financer les droits accordés par ces titres par le tiers-état qui, compte tenu de l'accroissement du nombre de titres, verra la pression fiscale augmenter progressivement, tirant les moins productifs vers la noblesse de condition, poussant les plus productifs à l'exil et laissant les autres à la merci des prochaines exigences de l'intérêt général.
Il se trouve même des membres du tiers-état pour chercher la proximité du clergé, ses faveurs et son appui, sacrifiant une partie de leur liberté pour bénéficier d'avantages que les autres membres du tiers-état paieront. Ces bourgeois, comme les membres du clergé, cherchent à pérenniser l'avantage qu'ils ont, ce qui suppose d'empêcher les autres d'accéder par leur effort à la même situation ; les barrières à l'entrée qui seront érigées contre les uns seront pour les autres une confortable forteresse.
Cet ensemble d'avantages, de droits acquis par la condition et de devoirs acquis par l'effort composent la société française d'aujourd'hui. On sait pourquoi l'Ancien Régime s'est achevé : le tiers-état n'en pouvait plus de financer les privilèges des autres castes. On se demande pourquoi celui-ci s'achèvera : le tiers-état en aura-t-il une nouvelle fois assez, ou les privilégiés se révolteront-ils contre ceux qui financent leurs avantages et ne parviendront plus à répondre à leur appétit toujours croissant ?
Quoi qu'il en soit, le tiers-état, après avoir donné sa sueur, a autrefois donné son sang ; demain, il se contentera de donner son congé.