Javier Cercas: « Il n’y a pas d’écrivain qui n’ait commencé par écrire de la daube »

Par Donquichotte

Je me rappelle, j’ai rêvé d’écrire...

...et écrit... à Kerikeri, Nouvelle Zélande; c’était le 4 février 2007.

J’ai lu.

« Ce que la parole ordinaire échoue à dire, parfois la littérature réussit à l’inventer ». (Les accompagnateurs du texte de Romain Gary, chez Gallimard Education, La vie devant soi, p. 96) 

C’est drôle, je viens à peine d’arriver en Nouvelle-Zélande, et coup sur coup, je viens de lire trois livres qui me réjouissent, et qui apportent encore de l’eau au moulin d’un écrivain qui aimerait naître. Un texte de Romain Gary (Émile Ajar), La vie devant soi, et deux textes de Javier Cercas, Les soldats de Salamine (appelons-le le No 1), et A la vitesse de la lumière (appelons-le le No 2). 

Ça été par hasard (Cercas No 2, p. 11) Je lis des critiques du Monde des livres,… et j’achète… des livres. Pourquoi ai-je emporté ces livres en voyage? Le hasard. Mais j’en ai emporté bien d’autres.

C’est étonnant, je rêve - c’est bon de rêver - d’être écrivain, et je lis trois livres qui me bouleversent, tant l’écriture, la langue, les contenus, et toutes leurs petites formes inédites, me séduisent et m’interrogent. Je suis, je rêve, je m’imagine… que je peux être un écrivain. Mais lire de tels textes me subjuguent, et me ramènent à ma place, celle de chercher encore comment m’y prendre pour être cet écrivain que j’aimerais être. Un personnage de À la vitesse de la lumière dit : « Il n’y a pas d’écrivain qui n’ait commencé par écrire de la daube,… parce que pour être un écrivain digne de ce nom il n’est même pas nécessaire d’avoir du talent : il suffit d’un peu de persévérance.  En plus, le talent, on ne l’a pas, on le conquiert ». (p. 60)

Mais qu’y a-t-il dans ces textes?

Des éclairages sur la littérature, sur l’art d’écrire, sur l’écrivain qui se cherche entre réalité et fiction, voilà ce que j’y ai trouvé, entre autres.

Dans La vie devant soi,… « Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir » (p. 80) La forme, ce texte d’un enfant de 10 ans (disons 14), qui invente, ou plutôt, qui dit sa phrase plutôt qu’il ne l’écrit. C’est bête comme on s’y trouve bien, tellement le texte, dit sur le ton de la confidence, et si intime, nous fait pénétrer un monde, un point de vue et une posture, si étranges, qu’ils nous absorbent tout au long de la lecture. On voudrait jamais n’en sortir.

Un des accompagnateurs du texte de Gary (Gallimard éducation) souligne que, pour Romain Gary, « la littérature invente et métamorphose mais n’échappe pas à la réalité, ne la fuit pas, elle tresse le réel et l’imaginaire, instaure entre eux des va-et-vient qui les nourrissent l’un et l’autre ». (p. 9)

Mais comment apprennent-ils, ces écrivains, ce qu’ils ont à dire?

Et quels sont les fondements? Quel est ce "ce" sur quoi ils écrivent? Quel est le terreau?

« On ne trouve jamais ce que l’on cherche, mais ce que la réalité nous fournit ». (Cercas No 2, p. 218)

Gary voyageait frénétiquement à travers le Monde, il s’agissait pour lui, « de susciter des aventures de la subjectivité, c’est-à-dire de rencontrer les autres, d’échapper aux trop étroites limites de soi-même comme un écrivain poursuivant la pluralité toujours inachevée de sa personne à travers la succession inventée de ses personnages ». (préface des accompagnateurs, p. 10)

Cercas raconte d’un de ses personnages qu’il « avait travaillé dans le camping quatre étés consécutifs… il y avait tout fait, d’éboueur à gardien de nuit.  C’était mon doctorat, m’assura Bolano, j’y ai fait la connaissance d’une faune humaine de tous poils. En réalité, de toute ma vie, je n’ai jamais appris autant de choses d’un seul coup ». (p. 202) Voilà le terreau.

Je me souviens, jeune prof à l’université, j’avais 28 ans, un de mes étudiants, il n’était pas très jeune (peut-être 35 ans), m’a fait la remarque suivante : « On voit que vous avez l’expérience du travail; ça paraît dans vos cours ». Je venais à peine d’obtenir ce poste, je sortais tout frais des études. Mais où est-ce qu’il était allé chercher une chose pareille? J’y ai longuement réfléchi de retour à la maison. Et je crois bien - c’est la seule réponse plausible - que cela originait de mes nombreuses expériences de travail, à la période des vacances d’été, que j’accumulais depuis l’âge de 15 ans. J’avais tout fait : récolte des fruits et du tabac, dans l’ouest canadien, porteur de bâtons de golf, puis assistant professionnel sur un terrain de golf, le pic et la pelle dans la construction, aide mécanicien à l’usine, vendeur de quincaillerie de cuisine, assistant dessinateur, assistant comptable, assistant de tellement de métiers variés, manuels et autres,… Voilà, je crois que la vie m’avait appris toutes ces choses que j’introduisais dans mes cours (des cours de gestion des ressources humaines, de management,…), j’étais prof à la fac de Commerce.

Oui, je le crois bien, je n’ai jamais autant appris que lorsque je vivais ces expériences. A 16 ans, je voyageais aussi comme une girouette, je tendais la main, et, l’auto-stop jouant, c’était parti. Vers la ville d’à côté, ou New York, peu importe. La destination n’avait aucune importance, pourvu que cela me menât quelque part, vers  d’autres lieux, et hors de la maison familiale. Il n’y a pas de « belles destinations », il y a des destinations, point. C’était aussi tout ça, mon doctorat. 

« Un écrivain doit voyager. Tu verras des choses différentes, tu connaîtras d’autres gens, tu liras d’autres livres ». (Cercas No 2, p. 15) C’est drôle, je lis ça, j’écris ça, et je suis en ce moment, au bout du monde.

Dans une chanson de Bob Dylan, Cercas a relevé (p. 36): « Celui qui n’est pas occupé à vivre est occupé à mourir ». Il faut vivre pour avoir quelque chose à dire, puis à écrire. Sans doute.

On n’écrit pas de roman, on essaie d’en écrire, j’en suis toujours là.

Et la méthode pour écrire?

Cercas rappelle une anecdote à propos de Pinter, l’auteur de pièces de théâtre : « Je ne me rappelle plus où j’ai lu comment il avait trouvé sa méthode d’écriture. Le type était avec sa femme et lui a dit : « Chérie, j’ai écrit plusieurs scènes pas mal, mais elles n’ont aucun rapport entre elles. Qu’est-ce que je dois faire? » Et sa femme lui a répondu : « Ne t’en fais pas : tu n’as qu’à les enchaîner les unes après les autres, les critiquent se chargeront bien d’en trouver le sens ». Et ça a marché : la preuve, c’est qu’il n’y a pas une seule ligne de Pinter que les critiques ne comprennent parfaitement ». (p. 52)

Que révèle l’écrit, le roman?

Quelque chose que l’auteur ne sait pas? Ou quelque chose qui révèle l’auteur?

Dans Cercas No 2 toujours, le narrateur, qui aspire à être écrivain, se fait dire par un ami que, ce qui lui plaît dans son projet de roman, c’est « que tu ne saches pas encore de quoi parle ton roman. Si tu le sais d’avance, c’est mauvais : tu vas seulement dire ce que tu sais déjà, et ça, nous le savons tous. En revanche, si tu ne sais pas encore ce que tu veux dire et que tu es assez fou ou désespéré ou que tu as assez de courage pour continuer à écrire, tu finiras peut-être par dire quelque chose que tu ne savais pas toi-même que tu savais et que toi seul peut savoir, et c’est ça qui peut, dans le meilleur des cas, avoir un certain intérêt… Je veux dire que celui qui sait toujours où il va n’arrive jamais nulle part, et qu’on sait seulement ce qu’on veut dire une fois qu’on l’a dit ». (p. 56)

Et, plus loin, « les histoires n’existent pas, m’a-t-il dit un jour. Ce qui existe, en revanche, c’est celui qui les raconte. Si on sait qui c’est, il y a une histoire; si on ne sait pas, il n’y en a pas ». (p. 57)

Cela interroge qui est le narrateur. L’auteur, ou le personnage créé par l’auteur? Mais cela importe-t-il de le savoir? Si je crois bien, comme Cercas le souligne dans ce dialogue, que « beaucoup parler de soi, c’est la meilleure façon de se cacher… dans un roman, ce qui n’est pas raconté est toujours plus important que ce qui l’est… les silences sont plus éloquents que les mots… tout l’art du narrateur consiste à savoir se taire à temps ». (p. 57)

Mais encore? Je reprends plus bas cette idée : qui est l’auteur, qui est le narrateur; ne sont-ce pas souvent le même?

Mais dire QUOI?

Pour Cercas 2 : « L’artiste n’est pas celui qui rend visible l’invisible… l’artiste est celui qui rend visible ce qui est déjà visible et que tout le monde regarde et que personne ne peut ou ne sait ou ne veut voir. Que personne ne veut voir surtout. Parce que c’est trop désagréable, souvent effroyable, et il faut vraiment avoir des couilles pour le voir sans fermer les yeux ou partir en courant, car celui qui le voit se détruit ou devient fou ». (p. 63-64)

Ainsi, nous-mêmes, gens normaux et ordinaires, subissons la réalité, en souffrons ou en jouissons, la nions souvent, mais sommes incapables d’en faire autre chose. Alors que l’écrivain, lui,  arrivera à la transformer en beauté. Ce sera son bouclier. Ce qui le protégera. Parce que « son métier consiste à transformer la réalité en sens, même si ce sens est illusoire; c’est-à-dire qu’il peut la transformer en beauté, et son bouclier, c’est cette beauté ou ce sens ». (p. 64)

Mais moi, je n’ai pas de bouclier quand je regarde le journal télévisé,… et que je compte les morts, chaque soir, en Iraq, en Palestine-Israël, en Afghanistan, au Darfour, en Somalie,… Putain, c’est dur.

Dire quoi? C’est déjà une bonne question...

 Mais dire la vérité, est-ce possible?

...et est-ce que cela existe?

Ainsi, à propos de la guerre des Américains au Vietnam, quelle a pu être la vérité de la guerre?

Est-ce ce que l’on a rapporté, et dit, ou même montré en images? Alain Medam (architecte et urbaniste) disait que ce qui avait été montré en images à l’époque (avec à la clé, des récits et témoignages réels et concordants de centaines de GIs) n’avait servi qu’à rassurer les Américains, au sens que désormais, chacun pouvait se dire « je sais ». Au sens aussi où l’image reçue confortablement, à la tv, dans le salon, montrait une réalité si lointaine, un tout petit point sur une carte que chaque Américain aurait été bien embarrassé de préciser sur une carte du globe terrestre, qu’elle avait un effet anesthésient. L’Américain ne retrouvait pas cette réalité dans sa rue. Le 9-11-2001 a été vu différemment. Il est survenu dans la cour de l’Américain.

Mais cette vérité ne serait-elle pas quelque chose de plus effroyable encore et qui nous échappe? Pas de réponse vraiment, sinon celle-ci de Cercas, à travers son personnage : « Celui qui n’a pas été ici ne peut pas accepter ce que sait n’importe quel simple soldat, que les choses qui ont un sens ne sont pas la vérité ». (p.114)  Et ce qui est écrit par Cercas à ce sujet, est difficilement acceptable pour le lecteur, (pour qui cette vérité n’a de sens qu’enfoncée de force dans la gorge) même si le propos de son personnage, qui a trouvé ce sens « il n’y a pas de plaisir comparable à celui de tuer », est, pour lui, la vérité. La vérité peut-elle être à ce point hors d’atteinte, insoupçonnable, et dans ce cas, terrifiante?

Dans le premier livre, Les soldats de Salamine, Cercas disait que « tous les bons récits sont des récits réels, du moins, pour celui qui les lit ». Ce livre est autobiographique.

Mais c’est curieux, je m’étais demandé quand je lisais ce livre si le récit était réel; et j’étais retourné à la préface du livre pour m’en convaincre. Tel est le cas. Dans le deuxième livre, je suis retourné au début, et cherché en vain une préface qui m’aurait indiqué que je lisais un « récit réel ». Mais point de préface, ni note de l’auteur. Pourtant je suis convaincu d’avoir lu, dans ces 2 livres, deux « récits réels ». Étrange est la force du texte. À quoi cela tient-il?

J’ai relevé dans le texte de Romain Gary :

« Ce Noir dont je vous parle, Monsieur N’Da Amédée, était en réalité analphabète car il était devenu quelqu’un trop tôt pour aller à l’école ». (p. 51)

« Plus on a rien, plus on veut croire ». (p. 53) 

Il « était dans un tel état de tranquillité qu’il ne pouvait pas tenir debout, tellement il tombait ». (p. 60)  

« Moi je crois que les juifs sont des gens comme les autres mais il ne faut pas leur en vouloir ». (p. 62)

« Croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies ». (p. 71) 

« Le docteur Katz disait qu’il n’y a rien de plus contagieux que la psychologie ». (p. 73)

Sur le bonheur :

« Le bonheur est connu pour ses états de manque ».

« Mais je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre ».

« Le bonheur, je vais pas me lancer là-dedans avant d’avoir tout essayé pour m’en sortir ». ( p. 85)

« J’étais tellement heureux que je voulais mourir parce que le bonheur il faut le saisir pendant qu’il est là ». (p. 102) 

« J’ai discuté le bout de gras avec un balayeur africain que je ne connaissais pas mais qui était noir ». (p. 100) 

« La loi c’est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres ». (p. 107)

« Le temps est encore plus vieux que tout et il marche lentement ». (p. 108) 

« Mais moi la vie je vais pas lui lécher le cul pour être heureux ». (p. 109) 

« Hamil dit que l’humanité n’est qu’une virgule dans le grand Livre de la vie ». (p. 107)

Un môme qui est demeuré : « Ça veut dire un môme qui a décidé de s’arrêter en route parce que ça ne lui dit rien qui chante ». (p. 119) 

« Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n’avez pas le monopole. C’est fini le monopole juif, madame. Il y a d’autres gens que les Juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi ». (p. 182) 

« Quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables (Hugo) « parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire ». (p. 215)

« Je m’emballais de plus en plus et je ne pouvais plus m’arrêter de parler parce que j’avais peur si je m’arrêtais qu’ils n’allaient plus m’écouter ». (p. 216)

Sur la vie :

« La vie c’est pas un truc pour tout le monde ». (p. 221)

« Je comprendrai jamais pourquoi l’avortement, c’est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux… Moi je trouve qu’il n’y a pas plus dégueulasse que d’enfoncer la vie de force dans la gorge des gens qui ne peuvent pas se défendre et qui ne veulent plus servir ». (p. 253)

« On ne peut pas vivre sans quelqu’un à aimer… Il faut aimer ». (p. 261) 

Et les réflexions des accompagnateurs de ce livre de Gary : 

« Gary-Ajar ne fait pas écrire son personnage, il le fait parler ». (p. 88)

« Cette spontanéité de la communication orale donne au récit sa liberté, l’écriture mimant un certain nombre de traits de la langue parlée » (Ex : onomatopées, langage grossier ou argotique, prononciations approximatives, concordance des temps mal maîtrisée, syntaxe incorrecte,…)

Mais Gary n’est pas le premier à « ébranler les frontières entre écriture et oralité, ni à donner à la langue parlée une place primordiale dans le roman » (p. 89) 

Émile Zola fait entendre la langue du peuple »

Céline impose une langue anti-bourgeoise et affective »