Magazine Journal intime
Indication plus claire qu'aucune autre que la musique dite « rock » entre dans sa phase normative, on trouve partout (la maison voisine, Twitter, Youtube, la nouvelle copine de votre cousin Martin) des musiciens d'un niveau technique totalement époustouflant. J'ai vu en Languedoc des jeunes rockers qui auraient jadis grimpé en quelques mois l'échelle des session cats. Cependant, malheureusement pour eux, le public n'entend plus, lorsque public il y a, et les investisseurs, de leur côté, sont parvenus à se débarrasser habilement de la grande bête noire de l'industrie du disque, c'est-à-dire les musiciens.
Faudra pas vous surprendre si un jour vous découvrez qu'il n'y a plus de vignobles, de vignerons ni de coopératives vinicoles. Ça sera simplement que les serveurs des bars auront si bien réussi à se faire passer pour les producteurs qu'il ne sera désormais plus possible pour le nouveau raisin de trouver preneur sur les marchés. Qu'à cela ne tienne, les grands distributeurs auront installé des valves et des filtres à la sortie des chiottes de bars de manière à intercepter votre urine, amis buveurs, amies buveuses, qui sera — oh merveille de la technique — recolorée, numérisée, revigorée, rééduquée, nettoyée, désinfectée, détoxifiée, additionnée de vitamines et de lénifiants, ainsi que de l'ingrédient secret du Colonel, avant de retourner directement vers les distributeurs sans passer par les vignes (évidemment). Sur le contenant, il y aura écrit « VIN », comme aujourd'hui, on écrit « soul » ou « funk », ou « Coaticook ». Enfin. Bref.
Quel avenir, donc, pour ces fabuleux jeunes talents ? Eh bien aucun, chère cousine. Absolument aucun. Ce qui n'est pas très différent de ce que ma génération a connu. Pour nous, environ 1% des créateurs doués sont parvenus, grâce à des subterfuges, à des subventions familiales, à la grande résistance de leurs sphincters aux pistons des nazis ou, même, parfois, à une somme de travail simplement inimaginable (je songe à Richard Desjardins) à s'établir pignon sur rue. Pour ces jeunes, ça sera 0.01%. Ou moins. Tragédie, oui. Ils feront comptables comme mon bassiste Tom, ou gestionnaires de réseau comme Adrien, infirmiers, camionneurs, roadies (le pire), managers, barmen (le top) ou même dentistes (comme mon pote Michou). C'est une tragédie, et je suis triste de les voir, eux qui ont atteint si vite des niveaux d'exécution si rares aux temps que j'ai connus. Mais en même temps, qu'y pouvons nous ? La machine dévore et nous ne pouvons guère plus que d'y mettre de temps à autre un petit sabot dans l'engrenage, quitte à rentrer à la maison en boitant. Soit.
Mais ce qui me fend vraiment le cœur, c'est d'imaginer que dans les sous-sols, derrière les tentures, au fond des catacombes, s'égosillent peut-être dans l'indifférence générale le Bob Dylan de notre temps, la Kate Bush, la Joni Mitchell, le Jimi Hendrix, le Muddy Waters, le James Brown, le Otis Redding… Devant huit paumés qui feront ensuite une remarque sur la couleur de la chemise, devant leurs propres familles et leurs tizamis, convaincus (comme tous les autres) que leur pote est génial, mais justement, comme tous les autres dans ce vacarme de médiocrité. Comment y entendre la voix claire, le mot juste, la pensée lumineuse ? Ah… C'est tout de même un sacré capharnaüm. Pfft.
Bon, j'en ai marre de moi-même, je vais aller me caresser la telecaster. Ben quoi ? Tu crois que ça pousse tout seul, le raisin ?© Éric McComber