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Rhétorique, mot des pouvoirs

Publié le 20 décembre 2012 par Rolandlabregere

La rhétorique est, depuis Aristote, définie comme l’art de persuader dans le domaine de la vie publique. Cette faculté dont la maîtrise relevait d’un apprentissage, concernait les discours judiciaire, délibératif et épidictique (éloge ou blâme). L’orateur développe une stratégie qui vise à influencer l’auditoire, à lui faire adopter un comportement ou à le convaincre d’une thèse. « Le changement, c’est maintenant », slogan de François Hollande pendant la campagne électorale 2012, était un élément d’un ensemble pour amener les électeurs à partager ses perspectives, influencer leur vote. La rhétorique est toujours référencée à un contexte de communication donc à un ensemble de destinataires du discours. Une argumentation ad hoc lui est associée.

Dans nos environnements d’intense activité communicationnelle, la rhétorique a perdu de son aura et de son prestige. Elle s’est éloignée des cénacles de spécialistes pour s’appliquer à des activités qui ont désormais besoin de singulariser leur discours. Les procédés rhétoriques se sont diffusés d’abord dans les registres de la vie publique (communication politique, discours des avocats…), sociale (commerce, publicité, consommation) et aujourd’hui dans toutes les professions centrées sur le contact et la communication. Des ouvrages vulgarisent les figures de la rhétorique traditionnelle de même que des enseignements à l’argumentation ciblée sont dispensés dans des cycles professionnels pour des activités qui sont grandement fondées sur des compétences d’argumentation (métiers du soin, du social, de la vente, de la banque…). Des dispositifs de la formation continue font appel à des savoirs liés aux démarches argumentatives (savoir convaincre, faire accepter le changement, argumenter en situation difficile, négocier…). Plus récemment, les procédés rhétoriques orientent des productions textuelles variées : littérature hédoniste relative à la gastronomie construite sur le recours intense à la métonymie, à métaphore et à l’hyperbole, promotion des créations culturelles comme les pièces de théâtre, les films ou la littérature, rhétorique du management fondée sur le triptyque contrôle-évaluation-implication, rhétoriques de la consommation de denrées nobles comme le vin, le chocolat…. Pour ces productions, la rhétorique se manifeste d’abord par le choix d’un lexique qui se veut en cohérence avec les activités concernées et par le recours aux figures qui jouent sur le sens.

Si la rhétorique est toujours entendue comme une discipline savante, elle s’est transformée du fait de l’installation de la société de la communication. La diffusion de ses principes et la place désormais occupée par les démarches argumentatives ont opéré une banalisation de l’emploi du mot rhétorique.

Dans son acception quotidienne, rhétorique s’emploie désormais comme synonyme d’argumentation, de style propre à un locuteur ou à une référence. Il spécifie une manière de communiquer et de s’imposer. Quand Rimbaud écrit « … je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens », (Une saison en enfer, Délires II), il vise l’expression verbale de la pensée. Avoir le verbe haut, c’est à la fois parler fort tout en faisant étalage de certitudes et de présomption. C’est aussi mobiliser la rhétorique de la domination, de l’intimidation, de la certitude conférée par le statut social.

Le terme est généralement associé à un adjectif qui donne une valeur à la rhétorique mentionnée. Le syntagme ainsi formé peut avoir une connotation positive ou péjorative. Moins fréquemment, le mot rhétorique est employé en position d’adjectif.

Rhétorique, un nom si commun

Dans le premier cas, rhétorique valorise une stratégie argumentative, la rend crédible et positive. Quelques exemples glanés dans la récente actualité décrite par la presse sont là pour attester de la valse de ses usages.  Aujourd'hui, ils sont nombreux. Cette tendance est sans doute à mettre au compte de la multiplication des médias (et parmi ceux-ci la place prise par les médias numériques) qui valorisent et facilitent l'excès de communication et l'entretien de polémiques, de joutes argumentées et de controverses. Des événements à forte résonnance médiatique (élection présidentielle, crise de l'UMP, débats sociétaux...) ont facilité son emploi dans des situations de commentaires et de défense de positions.

Ainsi, le philosophe Alain Badiou, faisant allusion à la situation de la philosophie qu’il rapproche du théâtre comme démarche d’ouverture à la vie des idées écrit que la philosophie « …confinée dans l’étroitesse d’une discipline académique parmi les autres […] ne peut que s’asphyxier, et osciller entre une rhétorique des énoncés corrects et une étude historienne de son histoire » , (Le Monde, 17 juillet 2012, Eloge du théâtre, lieu métaphysique). Ici, rhétorique désigne une manière d’écrire la philosophie et montre la permanence d’une tradition de son écriture. Le mot rhétorique ne porte pas d’évaluation : il fait allusion à un corpus de procédés d’écriture que les philosophes peuvent facilement identifier. Cette position témoigne l’emploi du terme dans son sens conventionnel. Elle est proche de l'emploi de rhétorique comme synonyme d'appareil argumentatif construit et éprouvé par l'usage rencontré sous la plume d'Irène Théry, sociologue de la famille. Dans un article qui contribue au débat sur la question du mariage et de l'adoption par des couples de même sexe, l'auteure explique que dans un passé récent « on pouvait croire que l'égalité des sexualités opposant les hétérosexuels et les homosexuels selon le vieux schéma dominants/dominés suffirait à engager la rhétorique bien rôdée de la lutte contre les discriminations». (Le Monde, 9 novembre 2012). Cette rhétorique bien rôdée, celle des militants, des démocrates qui au fil des ans ont forgé des dispositifs pour soutenir une cause est aujourd'hui peu à peu remplacée par une rhétorique centrée sur l'égalité des droits. Les débats publics se constituent désormais sur fond de chocs de rhétoriques. La rhétorique des tenants des évolutions est opposée à celle des adversaires. Chacune d'elle calibre ses interventions par le recours à des lexiques spécifiques, à des métaphores ciblées et des petites phrases destinées à être mémorisées et éventuellement se transformer en slogans.

Dès lors que le mot rhétorique renvoie à une institution, un courant de pensée ou un individu, il se charge naturellement de références qui le situent entre une évaluation, une appréciation ou un jugement. Généralement suivi d’un adjectif avec lequel il forme un syntagme, il suggère évoque les caractéristiques d’un contexte particulier. Il précise la nature ou les orientations de celui qui est décrit. Par exemple, Le Monde (Spéculations sur une glasnost nord-coréenne, 18 juillet 2012) note que les premiers discours du chef de Corée du Nord, Kim Jong-un, « n’indiquent aucun changement dans l’orientation du régime qui maintient sa ligne dure et sa rhétorique belliciste vis-à-vis du sud et la transparence ne semble guère à l’ordre du jour… ». La rhétorique de Kim Jong-un est l’ensemble formé par les discours et les attitudes vis-à-vis du sud : menaces, imprécations musclées, intimidations... Dans ce cas, le mot rhétorique est associé à la tradition et la stabilité des façons de faire de la Corée du Nord. Il est synonyme d’attitudes. La nature des relations avec le voisin du sud explique le recours à des procédés  classiquement inspirés de la vulgate stalinienne ou maoïste : disqualification, outrance, rodomontade, grandiloquence, expressions hyperboliques. De même lorsque l'Onu dénonce la « rhétorique guerrière » de l’Iran sur la question du nucléaire (Le Monde, 27 septembre 2012), elle montre sa réprobation. L’adjectif accentue son appréciation de la politique iranienne et des intentions israéliennes. Il suscite commentaires et interrogations. « Il est évident qu'une rhétorique et un ton guerriers ne sont d'aucune aide », a déclaré le porte-parole de l'Onu, Martin Nesirky, interrogé sur les discours virulents prononcés par Mahmoud Ahmadinejad et par le Premier ministre israélien. La rhétorique de  l'autre, de l'adversaire, celle du désaccord est alors une rhétorique de la critique, du rejet, de la disqualification qui rend impossible tout espace de négociation. Les rhétoriques de l'excès ont pour fonction d'ériger des remparts face aux rhétoriques des bonnes volontés.  On joue rhétorique contre rhétorique. Christian Salmon, connu pour être un perspicace décodeur de la rhétorique du storytelling, voit dans la crise de l'UMP un processus de décomposition du champ de la politique française. Il débusque «la rhétorique souverainiste» (Le Monde, 26 novembre 2012) dans le discours confus du parti de la droite. Elle est constitutive de «l'ADN idéologique de l'UMP». Cette rhétorique est entendue comme un assemblage entre «un brin de Guaino et un brin de Buisson». Elle s'incarne dans une flopée de formules à l'emporte-pièce où se mêlent les références nationales et le programme néoconservateur, les procédés performatifs, les ambiguïtés sémantiques, les «faux sujets de polémiques et autres comptines à dormir debout». C'est l'exemple de la rhétorique du mille-feuille : il s'agit d'empiler les marqueurs contradictoires pour générer de l'audience.

De même, à propos des relations avec la Chine, Le Monde ( 28-29 octobre 2012) met en regard les propos de Mitt Romney pendant la campagne présidentielle américaine et ceux du ministre français du redressement productif. Le premier accuse les chinois de voler « notre propriété intellectuelle, nos brevets, nos designs, notre technologie, ils piratent nos ordinateurs et copient nos produits ». Le second parlant de l’arrivée de la Chine au sein de l’OMC évoque « une concurrence déloyale » et « une mondialisation scandaleusement déloyale ». L’un et l’autre usent d’une rhétorique d'orientation populiste faite d’argumentation à l’emporte-pièce sans joindre l’analyse à l’anathème.

Evoquant le soutien du gouvernement Ayrault au Traité européen, Le Monde (Traité européen Ayrault avertit son aile gauche, mardi 4 septembre) souligne que le Premier ministre appelle à « la nécessaire « solidarité » des membres de la majorité avec le gouvernement » mais que les « élus PS visés  n’avaient guère apprécié. La nouvelle rhétorique gouvernementale les convaincra-t-elle davantage ? », s’interroge le journaliste. Il s’agit bien ici de la tonalité du langage ferme adopté : rhétorique se rapporte au discours, à la raison et à l’argumentation, c'est-à-dire au logos de la rhétorique antique. Dans la même édition, un article consacré aux dispositifs d’aide à la parentalité mal compris par les familles, la ministre rappelle que face à « la peur de la stigmatisation » vis-à-vis de ce type de service « il faut en finir avec cette rhétorique des parents démissionnaires ». Cet exemple montre ce que l’épithète ou le déterminant ajoutent à la dite rhétorique : l’adjectif porte en lui-même une forme de stigmatisation. Aurait-on eu la même évaluation avec une autre formulation comme « cette rhétorique des parents fragilisés » ou  « cette rhétorique des parents débordés » ?

En s’affranchissant de ses origines et en vagabondant à la marge de ses territoires d’usage sémantique, rhétorique employé en tant que substantif s’impose dans le discours commun dans une intention polysémique. L’emploi banalisé et fréquent du substantif rhétorique entraîne un brouillage sémantique. Tantôt, il est utilisé avec une charge critique plus ou moins intense allant de l’opprobre à l’anathème, nourrissant la controverse et la polémique, tantôt il reprend des accents plus conformes à une appréciation raisonnée. Ainsi, le Monde (21 septembre 2012) estime que le dernier ouvrage de l’écrivain Pascal Quignard « séduit par sa beauté, qu’entrave toutefois sa rhétorique solennelle ».

 Rhétorique, un adjectif malicieux

Quand le mot rhétorique est employé en fonction d’adjectif, il vise à préciser un état, une situation. Dans ce cas, le mot porte une intention de disqualification, de critique ou de désapprobation. La polémique n’est pas loin.

Dans le débat sur la culture générale, la dissertation est décriée en raison « du caractère rhétorique d'une épreuve un brin désuète qui encourage souvent les étudiants à formuler des idées superficielles en les agrémentant de quelques citations ». Ici, un jugement se construit par le recours à un argument d’autorité. Il s’agit de disqualifier une épreuve traditionnelle au nom de différents arguments.

Quand Le Monde mentionne qu’un « proche collaborateur de Jean-Marc Ayrault pour qui les contorsions rhétoriques de Cécile Duflot et de Pascal Canfin essayant de concilier fidélité partisane et solidarité gouvernementale sont jugées avec indulgence » (Les écologistes font vaciller le contrat de majorité, Mardi 25 septembre), il met en avant l’argumentaire d’équilibriste des élus EELV quant à leur position vis-à-vis du traité budgétaire européen. Dans cet emploi, rhétorique  porte une comparaison avec l’artiste qui modifie les apparences de son corps par le recours à des procédés physiques qui altèrent provisoirement son apparence. Il enrichit la métaphore. Il en est de même dans l'article déjà cité de Christian Salmon qui voit « dans les filets rhétoriques tissés depuis trente ans par lé révolution néolibérale » l'appropriation par la gauche des usages langagiers des courants néolibéraux. Les champs lexicaux s'unifient, les expressions changent de trottoir sans être très regardantes. Le patriotisme économique, thèse initialement néolibérale est aujourd'hui présentée comme un outil du redressement productif.

Le Monde revenant sur le style de l’ancien président de la République et sa vision de la fonction présidentielle (18 mai 2012) note que par sa manière « de l’exercer, d’être et de parler, il a le premier désacralisé [la fonction présidentielle] : style direct, goût prononcé pour la castagne rhétorique, mépris des convenances ». L’adjectif est là pour dire l’essentiel de cette rhétorique qui associe vocabulaire, manière de dire et comportement. C’est aussi l’avis de Damon Mayaffre qui a passé au trébuchet linguistique les quelque quatre cents discours et interventions de l’ex-président (Nicolas Sarkozy, mesure et démesure du discours, Presses de Sciences-po, 2012). La rhétorique est apparente car « … avec lui, c’est le règne du mot le plus fort, de la phrase la plus simple », note-t-il. Elle utilise à l’excès la tournure interrogative. Mayaffre  y voit une arrière-pensée rhétorique « puisqu’en répondant aux questions qu’il formule lui-même, il donne l’impression de tout savoir. D’autant qu’elles appellent souvent des réponses évidentes, un bon moyen de communier avec le bon sens populaire ». Mais sa marque de fabrique oratoire est la formule négative qui concerne une phrase sur trois. Selon l’auteur cela « colle avec la dimension polémique de son discours qui oppose en permanence ». L’escalade lexicale est une autre caractéristique de cette castagne rhétorique : « Quand il était ministre de l’Intérieur, le prévenu est devenu délinquant, puis voyou, puis racaille. Au fil du temps, il va crescendo dans le choix des mots pour mieux se distinguer. D’erreur, les 35 heures sont devenues une folie. Aucun président n’avait utilisé ces termes avant lui ! ». Le projet rhétorique du président précédent mobilise la ruse, le populisme et la simplification.  

Enfin, apparaît un emploi de rhétorique en position d'adjectif  sous une forme emphatique. Citée par Le Monde (27 novembre 2012) une note de l'Institut Diderot pose la question : « Une assemblée nationale plus représentative ?  ». Le journal commente alors : «  Question purement rhétorique ». La valeur à attribuer à cet adjectif ouvre l'imagination à un jeu de piste sémantique. La question est-elle purement formelle, inutile, incantatoire, rituelle, sans objet ? ouvre-t-elle à une réponse connue d'avance ? ; la question est-elle mal posée ?  La position en tant qu'adjectif est incertaine. Si castagne rhétorique mentionnée plus haut est intelligible immédiatement, il n'en n'est pas de même pour l'emploi évoqué ci-dessus. Cela devrait inciter les rédacteurs à une vigilance quant aux usages des procédés rhétoriques.

On n’a pas fini d’entendre parler de rhétorique, de rencontrer ce terme associé à de multiples références. Initialement, le mot rhétorique connotait le pouvoir des mots et l'ordonnancement du discours. Il s'impose désormais pour hiérarchiser les mots des pouvoirs. Il fait partie de ces mots qui naviguent d'un registre fermé et confidentiel à celui d'un usage grand public. On peut s'en réjouir si les échanges, en retour, gagnent en précision et si le champ de l'argumentation s'élargit. Il est prudent de se souvenir, mine de rien, que le pouvoir des mots peut conduire à de grands maux. Les mots du pouvoir, quant à eux, ne sont pas tous inoffensifs. Les employer n'est pas sans effet. Quand on croise un discours, la première  question à mobiliser serait «de quoi ta rhétorique est-elle le nom ?». Y répondre, c'est éviter de tomber dans le panneau. Un train rhétorique peut en cacher un autre.


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