Parler de son entreprise ou de ses conditions de travail n’est jamais facile quand on est un salarié. Vous ne pouvez pas parler de votre mécontentement dans votre boîte (on pourrait vite vous dire d’aller voir ailleurs) et votre famille en a marre au bout d’un moment d’entendre vos problèmes avec Dupont du service compta. Il ne reste plus que le bar, dernier auditeur attentif qui ne se lassera jamais des remontrances justifiées que vous pouvez avoir envers votre travail. Mais l’alcoolisme c’est le mal et ça tombe bien car Internet est là pour vous permettre depuis 20 ans (vive l’anonymat) de vous exprimer sur ce sujet délicat.
Le premier exemple frappant en 1998 fut Ubifree, petit site anonyme a permis de dénoncer la politique salariale étrange d’Ubisoft. Dans un registre plus léger, on se souvient du très drôle journal de Max qui exprimait le cynisme existentiel d’un cadre trop bien payé. Sa boîte n’était pas citée, mais on aurait pu la reconnaitre assez facilement. Une vraie bouffée d’expression libre, qui dans certains cas peut retomber sur le dos de l’entreprise (l’action Ubisoft n’avait pas aimé du tout Ubifree et surtout la tentative d’Ubi de supprimer l’accès au site à ses salariés).
Il était donc naturel que cette expression libre des salariés gagne le monde de la publicité. Pas tout de suite évidement. Les pubards des années 80, aux langues tannées par trop d’aller-retours sur des bottillons de directeurs d’agence, n’auraient jamais critiqué leur lieu de travail en public. Il a donc fallu attendre qu’une nouvelle génération de salariés (jeunes ou pas), habitués à l’expression libre et sans contrainte sur Internet, commence à fissurer les remparts dorés de l’omertà publicitaire.
La mode des blogs BD d’agence
Tout a commencé vers 2004-2005 par les blogs BD d’agence. De jeunes graphistes talentueuses (peu de mecs, mais en même temps les graphistes hommes boivent beaucoup, ils ne peuvent pas tout faire) comme Yatuu ou encore Cathy Karsenty. Ces deux ont d’ailleurs toutes deux été éditées en album, bravo !
Seulement un blog BD demande beaucoup de travail et de persévérance sans compter le danger évident d’être reconnu dans son agence. Difficile d’ailleurs de ne pas être reconnu quand on est illustrateur. Forcément à un moment ça se sait, et vous avez intérêt à avoir été sympa avec votre boîte dans vos dessins, sinon faudra trouver un autre travail (car le monde des agences peut être cruel – et ceux qui disent le contraire travaillent aux RH).
Donc les blogs BD ne peuvent pas vraiment être subversifs. Et vont de toutes manières arrêter de l’être quand le dessinateur n’est plus stagiaire.
Alors comment faire pour ne pas se faire épingler quand on a envie de se défouler ? Simple, il suffit de faire du bash.org : c’est à dire un site anonyme contributif où l’on se moque !Mes clients sont trop cons, ils ne connaissent pas mon métier…
Mais de qui se moquer tranquillement quand on travaille en agence et qu’on n’a pas suffisamment de courage pour se moquer de ses patrons ? De ses clients bien sûr! Ceux qui vous font souffrir par leur immense et incurable bêtise et méconnaissance de votre métier et de vos process internes. Vos clients sont stupides mais vous ne pouvez leur dire ? Hahaha, vengeance ! Réglez vos compte sur Internet !
Un exemple avec le site Clients from Hell, « A collection of anonymously contributed client horror stories from designers » où on se moque de la méconnaissance crasse des clients. Exactement le même concept avec le site français WebAgencyFail où l’on retrouve le quotidien d’une agence web et de ses clients idiots.
Seulement il s’agit uniquement de vengeance, certaine fois drôle mais le plus souvent cruelle et injuste. Car le client idiot est celui qui travaille avec des mauvaises agences qui ne lui apprennent rien. En plus de la vengeance mesquine et toujours confortable pour celui qui la met en ligne car on ne cite personne et c’est anonyme.
La continuation de l’acte nihiliste du héros ultime qui écrit « j’emmerde mon prof » sur le mur des toilettes de sa fac avant de rentrer en courant chez ses parents, le sexe à moitié dur de sa transgression ultime au ventre. Bref, on n’est pas encore dans de la dénonciation de la réalité. Plutôt de la branlette lolesque et improductive.
L’agence, c’est trop un monde terriblement trop dur
Et puis les Gif-Tumblr sont arrivés. Et c’est devenu d’un seul coup beaucoup plus facile de décrire les turpitudes du quotidien dans son agence en collant un Gif avec une légende rigolote, en 2 clics et entièrement anonyme. Alors les premiers Tumblr du boulot sont arrivés dans plein de secteurs (lire Top 10 des Tumblr de boulot, les meilleurs tumblr de gif selection travail, …). Du stagiaire au patron tout le monde y passe, même les jeunes startups.
Du côté des agences de communication, les premiers gif-tumblr à tourner furent certainement This Advertising Life bientôt suivi par le français Ciel mon agence.
Il y a en effet une loi physique d’Internet qui dit que quand un contenu américain fait beaucoup de bruit, on peut être certain de le retrouver traduit en français au bout d’une durée plus ou moins longue. Cette loi est valable pour les vidéos, les articles de blog et également les formats d’expression. Mais non, ce n’est pas de la sale pompe c’est de la création de trafic créative ou de l’adaptation culturelle voyons…
Voilà qui ne donne pas envie de travailler avec cette agence, hein Claudia ?
Quoiqu’il en soit, les 2 tumblr d’agences étaient un pas supplémentaire dans la déconstruction des mauvaises pratiques internes des agences en se moquant aussi des briefs mal fait, des planneurs stratégiques bullshit, des créatifs mous et des commerciaux pipeaux.
Et enfin, tout le monde s’en prenait dans la gueule, pas que le client. Chouette !
Ca dénonce dans la pub !
Il n’a pas fallu longtemps pour que cette liberté d’expression fasse émerger la dénonciation, la calomnie ou la vérité voire même les 3 ensemble. Car si un tumblr peut faire rire légèrement comme le léger Ivre dans la pub, il peut aussi dénoncer violemment.
C’est le cas avec le très génial et très méchant PersonalBranling dont l’objectif est de dénoncer ceux qui parlent beaucoup trop de leur petite personne sur Internet. Et ces salauds de PersonalBranling ont continué pour dénoncer la stupidité de la folie Cannoise à travers la Villa Schweppes.
Dénoncer les beaux parleurs : un acte abominable que l’on avait jamais vu dans l’univers si chaleureux de la publicité, foi de Séguéla. Le dernier rempart de la civilisation publicitaire, le respect de la règle d’or « ce qui se passe dans la pub reste dans la pub », vient de tomber. Des punks anarchistes osent se moquer du sacro-saint festival de la publicité de Cannes !
La fin des temps est proche. La publicité telle qu’on l’a connu est cuite. Terminés les saladiers de coke à la soirée d’agence, le concours de boobs en règle de la stagiaire bourrée ou encore la marge de 300% sur le tarif du CM vendu au client. Tout ça risque de sortir sur Internet un jour ou l’autre. Le ton est donné. Les outils sont là. Il ne reste plus qu’à prendre le temps de se mettre sur Tumblr pendant une soirée pour enfin dire tout ce qu’on pense de son agence, de son métier. Mais si les salariés balancent sur les mauvaises pratiques d’agences, ou allons-nous ? Ce sont les clients qui vont se marrer maintenant…
Ca balance chez CLM BBDO
Et puis il y a les tumblr innocents qui racontent la vie de l’agence. Ainsi vis ma vie au 93 Rue Nationale raconte le quotidien de l’agence CLM BBDO. C’est frais, c’est rigolo et certain pourraient trouver ça léger. Et pourtant ce type de blog léger et rigolol est peut-être plus dangereux pour une agence qu’un personnal branling car on on peut y trouver des informations très privées sur l’entreprise. Ainsi on se moque des compétences du CM de l’agence, du matériel informatique, voire même du service informatique (on sent que ce n’est pas eux qui ont créé ce tumblr) ou de l’argent dépensé par certaines personnes ou même de d’autres agences du groupe (ici Proximity).
Ces informations privées qui devraient rester confinées à l’entreprise ne sont pas dues à de méchants délateurs ou à des salariés brimés qui auraient des comptes à rendre avec l’entreprise. Au contraire, il peut s’agir de salariés qui ont des attentions honorables et qui ne font ça que pour s’amuser ou même pour faire la pub de leur agence.
Contrôle de l’information et social engineering du future
Il existe ainsi des tas d’informations qui s’écoulent des agences par tumblrs interposés. Des tumblrs innocents à première vue mais qui pourtant regorgent d’informations sur l’agence et sa vie comme par exemple Euro 2012 Agency qui affiche les photos de ceux qui regardaient l’euro dans les agences. J’espère que tous les chefs de projets pris en photo ont été pros avec leurs clients, sinon ceux-ci auraient de quoi être furax.
Un autre exemple avec Mon été de merde, un « florilège des gens qui passent un été de merde » dans lequel des tas de salariés (et beaucoup de stagiaires) racontent leur été de merde au travail. Les agences ne sont pas (ou peu) citées et heureusement car les légendes ne sont pas tendres et ne donnent pas envie de travailler avec ces boîtes.
Pour l’instant, les entreprises ne savent pas fouiller dans ce vivier de datas aux multiples formats (image, texte) et supports (des blogs aux tumblrs, en passasnt par Instagram et Facebook), mais le passage à un web véritablement sémantique risque de permettre à un client ou un journaliste de récupérer facilement des informations croustillantes. Du social engineering légal en quelque sorte.
On y arrive peu à peu et les agences ne sont pas du tout prêtes à ça.
Conclusion : que faire si votre boîte se fait tumblriser ?
Évidemment, cette fuite permanente d’informations n’est pas spécifique au monde de la communication. La frontière entre vie privée et vie professionnelle n’a jamais été aussi trouble et imprécise. Dans tous les métiers, les salariés découvrent Internet et le pouvoir de la célébrité rapidement acquise. Alors le salarié créé un tumblr et cela lui donne l’impression d’être puissant. Et l’entreprise se retrouve avec des informations peut-être vitales pour son image, qui se promènent sans aucun contrôle sur Internet.
Mais alors que peuvent faire ces entreprises ou agences qui se retrouvent tumblrisées par derrière ?
1- Etre au courant que ces informations se promènent sur Internet. Car certaines agence ne sont même pas au courant que ces tumblr existent. Elles l’apprendront un jour par leurs amis ou leurs clients. Car beaucoup trop d’agences ont encore un pôle communication responsable des RP et puis c’est tout. Pas de veille. Ne dit-on pas que les conseilleurs sont souvent les plus mal chaussés ? Ou un truc comme ça…
2- Terroriser et menacer ses salariés proactivement. L’extrait ci-dessous est tiré d’un mail envoyé par une agence à ses salariés [Ce mail m'ayant été envoyé anonymement, il est peut-être faux, Mais dans le cas où il est vrai, ça montre l'ambiance de la boîte où "diffamation" = "procédures légales", avant toute discussion].
Je serais un de ces salariés menacé, je lirai immédiatement le guide pour rester anonyme sur Internet et je construirais vite un tumblr pour diffuser ces interdictions avec le nom de mon agence en bold 120 px.
3- Demander à tumblr de fermer la page incriminée. Oui pourquoi pas. Vous avez le droit avec vous. Evidemment censurer et interdire un contenu sur Internet n’est jamais la bonne idée (pour ceux qui ne connaissent toujours pas l’Effet Streisand). Faites ça silencieusement, vous risquez de vous prendre un sacré bad buzz si ça se sait. On vous aura prévenu.
4- Interdire Internet ! Séguéla l’a dit, Internet est une saloperie. Alors pourquoi ne pas interdir l’anonymat sur Internet ? Ce serait juste une catastrophe pour la liberté d’expression, pour les salariés de ces agences et aussi pour les clients. Car les clients ne peuvent que bénéficier de ces remontées internes qui vont forcer l’agence à s’améliorer. Et bientôt l’agence opaque où l’on ne sait rien (en dehors des photos prises par le photographe attitré) sera l’agence suspecte.
5- Savoir que ça existe et le gérer. A l’ère numérique, vous ne pouvez empêcher que l’information circule. Toute tentative pour l’empêcher de circuler la rendra plus forte. Vos solutions sont donc soit une certaine transparence (tenter d’être aussi propre dedans que dehors), soit une capacité de gestion de l’information (une veille poussée et des gens qui savent gérer habilement ce genre de situation).
L’idéal serait que les agences françaises se transforment en entreprises transparentes, où leurs salariés s’expriment, vivent, créent et où on les laisse faire ça en paix. Nous n’y sommes hélas pas encore.
En attendant se moque-t-on suffisamment de votre agence sur Internet ?