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"L'ombre et la proie" de Georges Ottino

Publié le 27 décembre 2012 par Francisrichard @francisrichard

En principe je n'aime pas évoquer l'âge d'un écrivain. Raymond Radiguet ou Henri-Pierre Roché sont tous deux des écrivains qui comptent sans qu'il ne soit besoin de souligner la précocité de l'un ou la verdeur de l'autre.

Mais dans le cas de Georges Ottino, il est difficile de passer sous silence, que son premier livre publié l'a été en 1955 et son dernier livre, La Fugue, il y a tout juste un an.

Ce premier roman, L'ombre et la proie, originellement édité chez Gallimard, est aujourd'hui réédité au Poche Suisse, la collection de poche de L'Âge d'Homme, qui s'enrichit années après années, de titres d'écrivains suisses de toute première valeur, souvent méconnus dans les autres pays francophones.

Tout le monde connaît, ou devrait connaître, de La Fontaine, Le chien qui lâche la proie pour l'ombre. Le titre du présent livre est indubitablement tiré de cette courte fable inspirée d'Esope.

Robert Malledieu est juriste parce que Papa en a décidé ainsi et qu'il est un bon fils, docile et tout. Pour oublier son amourette déçue avec Catherine et parfaire son anglais, il se rend en Ecosse, à Glasgow, où il sera l'employé pendant un an d'un cabinet d'avocats de la ville, Smitson, Smitson and Smith.

Robert prend d'abord le train à Lausanne à destination de Paris. Dans le compartiment il fait la connaissance d'une belle jeune femme, d'origine hongroise vraisemblablement, aux jambes "un peu courtes, un peu fortes", mais qui le fascinent:

"Une ligne pure conduisait le regard du genou rond et poli à la cheville."

Finalement il n'échangera avec elle que quelques mots en la quittant, sur un aurevoir hypothétique, mais, pendant ce peu de temps passé ensemble, elle l'aura ébloui littéralement, dans la pénombre d'une nuit ferroviaire:

"L'étrangère s'était renfoncée dans l'angle, les jambes étendues sur la banquette, la tête penchée sur l'épaule gauche. A la naissance du cou, dans l'échancrure du col de toile blanche, la peau formait trois petits plis parallèles, à peine perceptibles."

Robert s'est promis de ne plus tomber dans le sentimentalisme. Aussi, quand il aperçoit le joli minois de Maud qui travaille dans le magasin, Woolworth and Co, où il prend ses repas, ne s'agit-il pour lui que de la séduire, que de la conquérir, sans tomber amoureux d'elle, quitte à la faire souffrir.

Quant à la peu farouche Alice, avec qui Robert se livre à des galipettes, il n'est pas question d'autre chose avec elle, parce qu'elle est vulgaire et parce qu'il faut bien que le corps exulte. Elle a pour principale qualités d'être toujours disponible pour la bagatelle et de ne pas être susceptible.

Robert Malledieu, le Lausannois, et Pierre Jardinier, le Genevois, habitent chez la même logeuse. Les confidences mutuelles entre Robert, artiste dans l'âme - il dessine et peint - et Pierre, fou de littérature - il n'arrive pourtant pas à écrire une seule ligne de son cru -, les encouragent à se comporter cyniquement avec les femmes et à s'affranchir de tout sentimentalisme avec elles.

Pierre va plus loin. Il veut tout expérimenter. Un troisième larron, Vanesse, la quarantaine, homo et hétéro à la fois, qui écrit indéfiniment son premier roman, l'initie aux plaisirs de Sodome. Comme ce Vanesse tente de faire de même avec Robert, qui le repousse, il n'aura de cesse de se venger de lui, de cette rebuffade.

Par hasard - ou providentiellement? -, Robert, après avoir rompu avec Maud et négligé Alice, rencontre à Edimbourg, dans un musée, devant un tableau de Vermeer, la belle inconnue du Paris-Lausanne. Elle s'appelle Elisabeth de Székesthely et elle est bien hongroise. Il l'invite à dîner. Ils se plaisent.

Très vite, ils sortent ensemble. Il la fait même embaucher comme secrétaire chez Smitson, Smitson and Smith. Il peut ainsi la voir tous les jours, même s'ils font logis à part. Ils partent ensemble en voyage dans le pays des lacs. Elle attend un enfant de lui. Il aimerait l'épouser. Elle ne veut pas. Elle prétexte qu'elle est plus âgée que lui. En fait Vanesse est passé par là.

En exergue Georges Ottino a mis cette phrase de Stendhal, tirée de La chartreuse de Parme, qui s'applique on ne peut mieux au héros de son roman, Robert:

"Sans doute, il ne manquait point de maîtresses, mais elles n'étaient pour lui d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire qu'il ne connaissait point l'amour."

Quand Elisabeth entre de plain pied dans sa vie, Robert connaît enfin l'amour. C'est à ce moment-là qu'il comprend qu'il ne faut jamais laisser passer une occasion. D'abord abattu, il met tout en oeuvre pour surmonter les obstacles qui se dressent sur leur chemin. Il comprend enfin la prière que lui a faite sa première logeuse à Glasgow, feue Mrs Warden:

"Il ne faut pas jouer avec l'affection des autres."

Ce roman, au fond très stendhalien, est celui de l'apprentissage de l'amour. Il est tellement difficile en la matière de ne pas lâcher la proie pour l'ombre...

Ce livre, qui a plus d'un demi-siècle, n'a pas pris une ride, même si les moyens de transport et de communication ont bien changé entre-temps, et il a le charme des années 1950... L'amour, d'ailleurs, n'est-il pas éternel?

En tout cas, Georges Ottino semble écrire en connaissance de cause et il le fait dans une langue sans fioritures inutiles. Ce qui ravira les amateurs de Stendhal, dont il est un fervent disciple du demi-siècle précédent, indéniablement, jusqu'à aujourd'hui.

Francis Richard

L'ombre et la proie, Georges Ottino, 246 pages, Poche Suisse


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