Livrer le secret d’une toile relève de l’impossible. Chacun se l’attribue comme il l’entend ; il s’abandonne à sa propre sensibilité. Frédéric Taddeï l’a compris ; sa démarche consiste, non pas à décrypter totalement une œuvre, mais à donner au téléspectateur l’envie d’aller plus loin. Jeudi 3 avril dernier, dans le cadre de son émission « D’art d’art » sur France 2, il présentait un tableau de Pierre Soulages (dont j’ai déjà écrit qu’il est mon peintre contemporain favori), Polyptyque F
Soulages, peintre du noir ? Il faut tout de suite abandonner ce cliché, car c’est bien de lumière dont il est question. Dans un entretien avec France Huser (Le Nouvel Observateur, 20 décembre 2007), l’artiste l’avait clairement avoué : « Je m’acharnais depuis des heures, sans réussir à obtenir ce que je sentais en moi. Je suis allé dormir un court moment. Au réveil, j’ai pris conscience que je travaillais à quelque chose de nouveau qui s’était produit à mon insu. Le noir avait tout envahi. Je ne travaillais plus avec lui, mais avec la lumière qui venait de lui : elle sortait du tableau même, se projetait devant. L’espace n’était plus sur le tableau. Ni derrière le tableau, creusé par la perspective, comme depuis la Renaissance. L’espace était maintenant devant le tableau. Et je me trouvais dans cet espace même. »
Le spectateur aussi occupe cet espace qui fait face au tableau, un espace qui invite à le regarder sous tous les angles. Alors, se produit le sortilège : le spectateur rejoint l’esprit du peintre et, comme le souligne Taddeï : « votre propre déplacement devant l’oeuvre accentue ou atténue les brillances et en modifie la couleur ».
Dans une communication intitulée « le noir, la lumière, la peinture » (in Annie Mollard-Desfour Le Noir. Dictionnaire des mots et expressions de couleur XXe-XXIe siècle, CNRS Editions, 2005), Pierre Soulages évoque ces jeux de lumière et la notion « d’Outrenoir » dont il est l’inventeur, dans tous les sens du terme :« J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Le noir a des propriétés insoupçonnées et je vais à leur rencontre. Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ces efforts qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagée dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles. Pour ne pas limiter ces peintures à un phénomène optique, j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme Outre-Rhin et Outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir. »
Cet Outrenoir ne peut s’apprécier que devant une toile, les reproductions ne peuvent le restituer, c’est pourquoi j’ai renoncé à inclure une illustration dans ce texte. On pourra toutefois se reporter au site http://www.pierre-soulages.com pour en savoir davantage.
Notons enfin une initiative des plus sympathiques de Jean-Luc Fau, chef du restaurant « Goûts et Couleurs » de Rodez – ville natale de Soulages où un musée qui lui sera consacré est en projet. Désirant rendre hommage à son compatriote, il a créé un plat, le « calamar Pierre Soulages », en d’autres termes un calamar cuit dans son encre. L’assiette (blanche) est foncée d’une préparation d’encre et de basilic qui n’est pas sans rappeler – volontairement – les œuvres du maître. Jadis, le chef de Lasserre avait créé un « pigeon André Malraux » qui figure toujours à sa carte. Ecrivains et peintre ont toujours fait bon ménage avec la bonne chère.
Illustration: vitraux de Pierre Soulages, abbatiale Ste Foy, Conques.