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Bruno Latour et la postmodernité

Publié le 06 janvier 2013 par Copeau @Contrepoints

Selon Bruno Latour, il n'y aura de gauche vraiment radicale que postmoderne.

Par Fabrice Descamps.

Bruno Latour et la postmodernité

Inutile de préciser tout ce qui sépare mes conceptions philosophiques de celles de Bruno Latour, un des papes de la postmodernité et du relativisme en France. Une fort intéressante interview de lui dans le Nouvel Observateur daté du 20 décembre 2012 m'a néanmoins permis de mieux le mesurer.

L'argumentaire de M. Latour s'articule autour de deux idées principales : la modernité vient du monothéisme (1e partie de l'interview), les fondamentalismes religieux viennent de la modernité (2e partie). On retrouve ici un argument employé naguère par les nouveaux philosophes, à savoir que les totalitarismes seraient un produit des Lumières, argument appliqué dans notre cas aux fondamentalismes religieux du moment. Résumons donc : l'islamisme radical serait le fils naturel, non voulu, des Lumières.

La thèse ne manque pas de piquant quand on sait que les Lumières se sont justement construites contre la superstition et l'obscurantisme religieux de leur temps. Abracadabra ! Comme les intellectuels français sont amusants. Je suis sûr que M. Latour pourrait sérieusement nous démontrer que les sorcières volent sur des balais. Voir une telle thèse développée dans ce temple de la bien-pensance de gauche qu'est le Nouvel Obs en dit long sur la déliquescence idéologique du camp soi-disant progressiste.

Tout à l'inverse, je vais maintenant montrer que la pensée de Bruno Latour n'est qu'une énième trahison par la gauche radicale française des idéaux des Lumières.

On se plaît à présenter souvent le marxisme comme une forme extrême de jacobinisme, lequel ne serait à son tour qu'une radicalisation des idéaux libéraux du XVIIIe siècle. Or il n'est rien de plus faux factuellement ni de conséquence plus funeste pour une appréciation exacte des phénomènes politiques considérés. Les libéraux des Lumières défendaient la propriété privée comme garantie contre l'arbitraire des absolutismes européens d'alors et la séparation des pouvoirs comme rempart contre cet arbitraire. Or quelle est la première chose que firent les Jacobins ? Réduire à une mascarade l'indépendance du judiciaire et les droits des prévenus. Quelle est la première chose que prêchèrent les marxistes ? L'abolition de la propriété privée. Alors comment peut-on honnêtement continuer de présenter le jacobinisme et le marxisme des gauches françaises comme des conséquences logiques, quoique radicales, des idéaux des Lumières ? Qu'ils s'habillent de leurs atours, comme le démontre la bruyante annexion de la Révolution française par le Front de Gauche, j'en conviens. Mais il s'agit là d'un grossier vol à l'étalage.

C'est à semblable tour de passe-passe que nous invite Bruno Latour, mais dans un autre style, anti-moderne cette fois. Car pour M. Latour, la gauche radicale n'est pas la continuatrice des Lumières (il l'avoue enfin, mais on s'en doutait depuis un moment déjà) puisqu'il n'y aura de gauche vraiment radicale que postmoderne, selon lui. Et la gauche ne s'oppose au fondamentalisme religieux que parce que ce dernier croit, comme les Lumières, en l'existence d'une réalité en dehors de nos discours. Supprimons la réalité, soyons relativistes et postmodernes et le fondamentalisme sera privée de ses armes, voilà toute l'invite de M. Latour.

Reprenons le raisonnement de M. Latour : les Lumières croient en la vérité, comme les monothéismes. Comme Moïse, elles veulent détruire les fausses idoles (je cite littéralement Bruno Latour). Comme les monothéismes, elles pensent que leurs adversaires sont dans l'erreur. Donc les Lumières ont le même soubassement idéologique que les monothéismes. CQFD.

Le syllogisme est grossier et grossièrement faux. Admettons que je vous dise par exemple que la terre est plate et que vous me disiez au contraire qu'elle est ronde. Accepteriez-vous qu'un Bruno Latour vienne vous expliquer que votre raisonnement ne vaut pas mieux que le mien simplement parce que, comme moi, vous pensez que vous avez raison et votre interlocuteur tort ? Non. Vous demanderiez à M. Latour d'examiner mes arguments et les vôtres et de voir lesquels sont les meilleurs avant de nous renvoyer dos-à-dos.

Dans cette affaire, le problème, ce ne sont pas les Lumières, c'est M. Latour et son rapport à la vérité et à l'objectivité. Ses raisonnements sont séduisants, mais faux. Ce sont des sophismes. Les Lumières ne sont pas issues des monothéismes ; elles sont même en rupture avec eux [1]. Évidemment, si j'adhère à un monothéisme, c'est que je pense que j'ai raison d'agir ainsi et que ses dogmes sont vrais ; de même, si je perds la foi en cette religion, c'est que j'estime inversement ses dogmes faux. Dans les deux cas, je crois donc en la vérité de mon engagement et je ne vois pas comment il pourrait en aller autrement. Sinon pourquoi diable m'engagerais-je ? Cela ne signifie cependant pas du tout que chacun de mes deux engagements possibles, pour ou contre telle religion, soit équivalent et indifférent, comme l'insinue M. Latour.

Or il en va dans le combat entre les religions sclérosées et les Lumières comme dans mon débat avec celui qui pense la terre ronde tandis que je la crois plate : un des deux camps avait raison et l'autre tort, n'en déplaise à M. Latour. Et, sauf le respect que je lui dois, ce sont les Lumières qui avaient raison et les religions obscurantistes tort. M. Latour tient un discours qu'il n'aurait même pas le droit de penser si les monothéismes anciens avaient triomphé des Lumières ! Son ingratitude à l'endroit de la démocratie libérale est assez typique d'une certaine gauche radicale française. Mais sa version de la gauche radicale a cet avantage qu'elle ne se pare plus de plumes qui ne lui ont jamais appartenu. C'est un changement bienvenu quand on a soupé des discours hypocrites de M. Mélenchon. M. Latour trahit les Lumières autant que M. Mélenchon, mais au moins, il n'a pas le toupet de nous expliquer que c'est pour les sauver.

La deuxième partie de l'interview de Bruno Latour est de même farine que la première. Suivons l'artiste dans son numéro de contorsionniste. Les fondamentalismes religieux sont issus des Lumières car, tout comme les modernes, les fondamentalistes pensent que la vérité n'est pas " fabriquée ", qu'elle n'est pas une convention artificielle. Or comme les religions ont chacune leur vérité, elles sont obligées, pour s'immuniser contre leur caractère artificiel, bricolé, " fabriqué ", de proclamer au contraire la transcendance absolue de leurs dogmes et tendent donc à devenir fondamentalistes à l'époque moderne.

Ces affirmations en apprennent en fait plus sur les déficiences de la pensée de M. Latour que sur les objets auxquels elles s'appliquent. Elles sont historiquement fausses. Le fondamentalisme musulman s'est manifesté, avec Ibn Taymiyya, dès le XIIe siècle. Quant au christianisme, il devient dogmatique dès ses premiers conciles. Ces deux religions n'ont certainement pas attendu la modernité pour abriter des fondamentalismes.

De plus, le fondamentalisme est, de l'aveu même de ses théoriciens, une réaction contre les Lumières et non une adaptation des religions à la modernité. Que M. Latour relise un peu Juan Donoso Cortés, l'idéologue du fondamentalisme catholique espagnol. Ce qu'il écrivait dès 1851 dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme est édifiant. Résumons : le catholicisme doit être le fer de lance européen de la Contre-Révolution ; il est en outre inutile de débattre avec un libéral ou un socialiste car chaque idéologie a une vision du monde qui, reposant sur un choix fidéiste irrationnel, n'est pas susceptible d'être soumise à quelque discussion que ce soit (on croirait entendre M. Latour nous parler de " paradigmes incommensurables ").

De l'aveu même de Donoso Cortés, le catholicisme se soustrait d'emblée à tout examen rationnel puisque toute idéologie est question de choix et de goûts personnels, non le fruit d'un échange intellectuel rationnel.

Comme on peut le constater ici, loin d'épouser la modernité, le fondamentalisme catholique de Donoso Cortés reprend des arguments clairement postmodernes, alors même qu'il se veut anti-moderne et même "prémoderne". La conclusion de tout cela est fort claire : c'est le postmodernisme d'un Bruno Latour, et non la modernité, qui a le plus à voir avec les fondamentalismes de tout poil car, tout comme eux mais pour des raisons différentes, il affirme qu'une religion n'est pas le produit d'une discussion rationnelle, mais d'un choix arbitraire – d'un commandement divin pour le fondamentaliste et d'un choix personnel du croyant pour le postmoderne. Pourquoi ne pas manger de viande de porc par exemple ? Parce que Dieu l'a commandé, dira le fondamentaliste. Parce qu'être juif ou musulman est affaire de goûts personnels, or, comme chacun sait, de gustibus non disputandum, répondra le postmoderne à la Latour.

Seul le moderne aura l'audace de remettre en cause l'interdiction absurde de manger de la viande de porc ou, s'il est juif ou musulman libéral, de produire une réinterprétation de cet interdit qui satisfasse enfin sa propre rationalité et celles de ses coreligionnaires.

Inutile donc de vous dire que je suis un moderne, que la modernité n'est pas morte mais est au contraire l'avenir de l'humanité, que la postmodernité est, M. Latour, une trahison grossière et passéiste du projet des Lumières et qu'il est bien triste de voir certaines gens de gauche enfourcher ce dada. Les Lumières sont encore devant nous, pas derrière.

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Sur le web.

Note :

  1. Pour sauver son argument, M. Latour aurait pu à la rigueur souligner que les Lumières ont un certain rapport – difficile à circonscrire mais indéniable – au protestantisme et à son principe de libre examen de la Bible. Mais M. Latour n'évoque pas le protestantisme et puis il serait aisé de montrer aussi que le protestantisme est, de son côté, largement en rupture avec les traditions monothéistes antérieures. Donc ce serait reculer pour mieux sauter.

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