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Les égarements du cœur et de l’esprit (suite)

Publié le 05 avril 2008 par Frontere

Les égarements du cœur et de l’esprit (suite)« D’ailleurs, quel retour espérer de mes sentiments, si je ne me mettais pas à portée d’en instruire celle qui les avait fait naître? Je ne voyais point de difficulté à la voir, et à lui parler, quand une fois je la connaîtrais. J’étais d’un rang qui m’ouvrait une entrée partout ; et si l’inconnue était telle que mes vœux ne pussent l’honorer, j’étais sûr du moins qu’ils ne pouvaient jamais lui faire honte. Cette pensée me donnait de l’audace, et m’affermissait dans mon amour ; il eût peut-être été plus prudent de le combattre, mais il m’était plus doux de le flatter.

Il y avait trois jours que je n’avais vu Madame de Lursay ; j’avais supporté cette absence aisément ; non que quelquefois je ne désirasse de la voir, mais c’était un désir passager qui s’éteignait presque dans l’instant même qu’il naissait. »

(Crébillon Fils, Les égarements du cœur et de l’esprit,1736)

Explication :

Meilcour réalise la nécessité dans laquelle il se trouve de faire partager ses sentiments. L’expression “retour de mes sentiments” raisonne d’une curieuse tonalité contemporaine, pensons au “retour sur investissement” dans le langage des financiers. Notons la périphrase pour décrire Hortense : « celle qui les avait fait naître ».

Le jeune homme “à l’éducation modeste”, cf. p.69 (1), essaie d’affirmer sa personnalité : le paragraphe est placé sous le signe de l’audace : « Je ne voyais point de difficulté à la voir », « quand je la connaîtrais », le ton est volontaire, empreint de rodomontades, même s’il paraît relever de la méthode Coué : « J’étais d’un rang qui m’ouvrait une entrée partout », « j’étais sûr », « Cette pensée […] m’affermissait », les verbes expriment un besoin impérieux que le recours au mode infinitif renforce : “la voir”, “lui parler”, ou une volonté sans faille : « (quand) je le connaîtrais ».

Une restriction cependant dans cette construction intellectuelle, “ce système” dirait Crébillon : « et si l’inconnue était telle que mes vœux ne pussent l’honorer », le doute affleure, “honorer” selon Furetière veut dire, notamment, « donner des témoignages de soumission, de respect, de vénération, d’estime », mais on peut aussi “honorer un contrat” ou … “honorer sa femme”, à défaut celle-ci est une femme “déshonorée” ; “vœu” pourrait être ainsi, par exemple, au moment de l’heure du berger (2), la métaphore de l’acte sexuel …

Parfait balancement : « il eût été peut-être plus prudent »//« il m’était plus doux … ».

A partir de « Il y avait trois jours » : deuxième mouvement : Un sentiment amoureux ou un sentiment en trompe-l’œil de l’amour?

La référence à la notion de temps « il y avait trois jours » marque un retour au réel et une rupture narrative après un moment de rêverie, de spéculations, de Meilcour. Le style reste soutenu mais la tonalité devient cruelle et peut rappeler pour le lecteur actuel, par palimpseste, celle d’ Adolphe ; Meilcour est-il sur le point d’adopter ce qui sera la devise de Benjamin Constant : « Constant dans l’inconstance »?

Crébillon souligne la fulgurance du désir, nous dirions peut-être pulsion, “désir passager”, “qui s’éteignait”, notons la redondance : “désirasse”, “désir”.

A suivre

Notes

(1) édition de poche GF-Flammarion

(2) métaphore qui désigne le moment de l’étreinte amoureuse


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