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Après la vertu - conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema, deuxième partie

Publié le 20 janvier 2008 par Nepigo
Suite et fin de la conversation entre Ivan Illich et Majid Rahnema. Cliquez ici pour la version pdf.

Majid Rahnema
: Vous avez fait partie des premières personnes à rejeter la pertinence du développement, à le considérer comme une intervention non-éthique et dangereuse dans la vie d'autrui. Je croyais alors, comme de nombreux intellectuels du soi-disant Tiers-Monde, que le développement était une revendication légitime des victimes de l'ordre colonial. Comme il nous semblait que ce développement était une condition préalable à leur pleine indépendance, votre attitude nous apparaissait comme une provocation totale. Nombre d'entre nous considèrent aujourd'hui que vous aviez fondamentalement raison, dans la mesure où le développement a servi des intérêts qui n'avaient rien à voir avec les souffrances des gens. En fait il a été utilisé comme une sorte de « défoliant culturel », un puissant moyen pour détruire le système immunitaire des victimes. Pire encore, ce qui me paraît comme le nouveau SIDA s'est rapidement développé à un tel point que même les mouvements populaires me paraissent aujourd'hui avoir été cooptés dans le processus. Dans ces circonstances, (a) pensez-vous qu'il y ait la moindre chance pour que les victimes changent d'état d'esprit, ou trouvent des alternatives significatives à leur condition présente? (b) Votre rejet du développement est-il encore basé sur ses aspects non-éthiques, son incapacité à prendre en compte les souffrances des gens, ses fausses prétentions à passer pour un acte de solidarité, ou provient-il de votre position philosophique plus vaste consistant à dire que toute institutionnalisation du geste du bon Samaritain est vouée au désastre?

Ivan Illich
: Majid, à Puerto Rico j'ai démissionné de l'université plutôt que de l'étendre au prix des ressources destinées aux écoles élémentaires publiques. Plus tard, j'ai été sérieusement blessé dans mes tentatives pour entraver l'invasion des missionnaires du développement en Amérique Latine. Vous avez demandé que nous réfléchissions ensemble aux chemins que nous avons tous les deux parcourus. Allons un peu plus loin. Dans un premier temps, j'ai pris pour modèles les pamphlétaires des Lumières. Pendant les années 50, j'appelai à ce que l'on reconnaisse les injustices silencieuses véhiculées implicitement par les organisations professionnelles, financées publiquement, de professeurs, de travailleurs sociaux et de médecins. Dans ma bataille contre l'invasion des volontaires, j'en appelai à la raison. Mon livre Libérer l'Avenir exprime cette tentative. Dans un deuxième temps, ma rhétorique s'est inspirée d'histoires de mythes. J'attirai l'attention sur la fabrication de nouvelles mentalités où la soif fait dire « J'ai envie d'un Coca-cola », « bien » se traduit par « plus » et le désir devient mimétique. J'aurais aimé être un dramaturge comme Sartre ou Beckett. J'aurais ainsi pu faire passer la cravate à Sisyphe, placer Prométhée devant un ordinateur – comme j'ai mis le médecin qui niait la mort en blouse blanche. Dans mes batailles contre les objectifs illusoires et donc destructeurs, j'essayais de raconter des histoires, comme Énergie et Équité ou Le Travail Fantôme. Dans un troisième temps, j'ai risqué de perdre mon public plutôt que d'écrire de nouvelles versions d'histoires déjà publiées dans les années 60. Les performances de la scolarisation, de la médicalisation, du rangement et des livraisons d'êtres humains par le transport motorisé étaient à l'époque reproduites sur de nombreuses scènes.
Vous avez été de ceux qui me poussèrent à faire au droit ou au travail social ce que j'avais déjà fait aux institutions d'éducation, de transport et de santé. Je refusai. Je ne voulais pas restreindre mon analyse aux conséquences techniques et sociales non-désirées de l'éducation, de la santé et de la productivité. Je pensais que je devais regarder ces fantasmes comme un terrifiant ogre grec, un destin funeste à la poursuite duquel tous, hormis quelques-uns parmi les riches et les protégés, risquaient de se faire broyer par les rituels mêmes créés pour le rejoindre.
Vous me demandez à présent comment éviter de blâmer les victimes du développement. Je ne pense pas que nous le puissions, ou que nous le devions. L'entreprise de transformation de la condition humaine* (*en français dans le texte) a été couronnée de succès. Et cette condition « humaine » est et demeure liée au développement, en dépit du fait que ce dernier soit un désastre. Votre tâche, et la mienne, ne peut être que de rechercher comment nous pouvons faire confiance, aimer et souffrir dans un milieu qui noie nos voix et rend les lueurs de nos vies invisibles. Étant donné ce que nous sommes, deux personnes très privilégiées qui ont été bien trop lentes à reconnaître la vérité, nous devons à présent témoigner de ce que nous savons.
Pour en revenir aux « victimes » du développement. Toutes ne sont pas semblables. Je dois vous demander : vous souvenez-vous du père de Charlie, au Ghana? Avec son grand élevage de poulets, il a malgré tout fait faillite pour envoyer son fils dans les écoles des missionnaires apprendre des techniques qui, entre-temps, étaient devenues obsolètes. Ou encore, vous rappellez-vous mon ancien collègue de l'université de Brème? Il avait tenté, trop tard, de se libérer des tortures de la chimiothérapie afin de mourir d'une mort paisible, adoucie par quelques grains d'opium. Ceux-là et leurs semblables ont obtenu ce qu'ils avaient demandé; leur destin ne leur a pas été imposé. Ils ont été des « victimes » parce que, d'un certain point de vue, ils étaient des privilégiés : le père de Charlie parce qu'il était proche des missionnaires; mon collègue parce qu'il avait une bonne assurance.
Mais peut-être ne pensez-vous pas aux privilégiés mais aux « masses », celles que l'on a introduites à la chaîne dans la modernité, celles que l'on a convoyées vers la dépendance aux antibiotiques et le remplacement de leurs stocks de semences traditionnelles par des variétés « améliorées ». Peut-être pensez-vous à celles qui sont soumises aux lois de scolarisation obligatoire mais qui n'ont pas la possibilité de se rendre à l'école; à ces innombrables personnes que l'on a arrachés à leurs cultures pour leur faire rejoindre la majorité mondiale des sous-consommateurs.
Majid, au cours de toutes ces années passées ensemble nous avons tous deux pris une leçon d'impuissance. Il fut un temps où nous nous sentions impuissants à agir; aujourd'hui nous nous sentons même impuissants à conseiller. Nous avons tous deux découvert que la « responsabilité sociale » qui nous avait motivés était elle-même le résultat de la croyance au même progrès que celui qui engendrait l'idée de développement. La responsabilité sociale, nous le savons maintenant, est le point vulnérable d'un étrange sentiment de puissance par l'intermédiaire duquel nous nous imaginons capables de rendre le monde meilleur. Nous nous empêchons ainsi de devenir véritablement présents à ceux qui nous sont assez proches pour que nous puissions les toucher. Nous avons dû voir clair à travers la notion de responsabilité – qui, dans son acception non-légale, n'a pas plus d'un siècle – pour accepter la leçon d'impuissance.
Nous avons dû prendre ces leçons d'impuissance pour véritablement renoncer au développement. Cela signifie que nous ne sommes pas plus puissants que nos grands-pères : le vôtre, un saint homme de l'Islam historiquement influent en Iran; le mien, un Juif finançant une kyrielle d'écoles Allemandes Luthériennes avec de l'argent gagné en détruisant les forêts de Bosnie.
M.R. : Il y a environ quatre ans, dans une déclaration rédigée par vous et un groupe d'amis préoccupés par l'environnement, vous avez défini la vertu comme « cette forme, cet ordre et ce sens de l'action renseignée par la tradition, liée au lieu, et qualifiée par les choix effectués parmi la panoplie habituelle de l'acteur »; et vous notiez qu' « une telle vertu se trouve traditionnellement dans le travail, l'artisanat, l'habitat et les souffrances nées du sol particulier que ces actions-là ont enrichi de leurs traces, et non d'une terre, d'un environnement ou d'un système abstrait ». Pour moi, cette déclaration représente l'essence de vos critiques du développement, non seulement une guerre contre les liens régénérants de ces gens avec ce sol mais aussi une tentative stupide de destruction de cette vertu et de son remplacement par des méthodes scientifiques de gestion et de contrôle des ressources. Depuis vos premiers essais sur les dangers des projets de développement, même les ONG « vertueuses » et les organisations populaires ont fini par dévaluer la vertu en espérant trouver davantage de « ressources » afin que les bénéfices du développement rejaillissent sur les exclus. Dans le même temps, au Nord, la vertu semble avoir connu une forme de mutation par traitement démocratique. Elle est remplacée par une forme universellement définie de soins ou d'aides préparées par les politiques et leurs équipes choisies d'experts et de professionnels. 

Dans ces circonstances (que vous aviez déjà prévues dans les années 60), pensez-vous qu'il existe encore des espaces inexploités, aussi bien dans les sociétés vernaculaires que dans les sociétés industrielles, où le vieux modèle de vertu pourrait avoir une chance de pouvoir croître sans danger? Des espaces qui pourraient pointer vers ce que vous avez appelé « un changement majeur de direction à la recherche d'un futur d'espérance »? Et, dans l'affirmative, pourriez-vous développer ? Veuillez, s'il vous plaît, considérer que je ne vous pose pas cette question dans le cadre hypothétique de la gestion d'un autre futur planifié, mais, pour utiliser une expression foucaldienne, en vous considérant comme un historien du présent.
I.I. : Majid, la réponse est simple. Oui, il existe de tels espaces. La plupart d'entre nous, aussi précaires que soient nos situations, peut encore en revendiquer ou en indiquer des traces. Nous pouvons également faire cela avec le souvenir de quelqu'un d'absent. Nous pouvons, l'un pour l'autre, être une source de clarté et de bonté; cela, ainsi que les spaghettis, est tout ce que nous avons à partager.
Majid, lorsque je regarde votre visage, je devine que vous pensez à la déconvenue, voire même au mépris de vos futurs lecteurs. Il existe des personnes honnêtes qui veulent faire le bien, et qui pourraient permettre à l'amitié d'être le germe d'actions politiques. Je reconnais que leur interprétation politique de l'amitié prend sa source dans une tradition vénérable. Cette notion sépare Aristote de son professeur, Platon. Pendant deux millénaires, cette conception politique de l'amitié a été assez forte pour illuminer la pratique politique occidentale. Mais cette période est révolue. La possibilité qu'une ville soit un milieu propice à la recherche commune du bien a disparu. Vous m'avez souvent parlé des temps où l'Islam pouvait encore former une cité éthique. Cependant, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, nous vivons à présent « après l'ethos », ou, pour le dire comme Alasdair MacIntyre, « après la vertu ».
L'engagement dans le progrès a éteint la possibilité d'une configuration négociée au sein de laquelle une recherche du bien commun pouvait prendre place. Les techniques d'information, de communication et de gestion définissent à présent le processus politique, la vie politique est devenue un euphémisme. L'amitié politique, qui pour Aristote était le résultat de la pratique des vertus civiques aussi bien au foyer que sur le forum, est, dès lors, inévitablement corrompue, aussi élevées soient les intentions de ceux qui la promeuvent. Dans un monde réglé sur le développement, peu importe le stade économique atteint, le bien ne peut venir que du type de complémentarité personnelle que Platon, et non Aristote, avait en tête. Se dédier l'un à l'autre génère le seul espace qui permet ce que vous demandez : un mini-espace au sein duquel nous pouvons nous entendre sur la poursuite du bien.

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