Bien qu’ils veuillent faire croire le contraire, leséditeurs sont plus soucieux de commerce que de littérature. C’est pourquoi ils publient les œuvres de toutes sortes d’imbéciles, entre lesquels se distinguent deux catégories particulièrement redoutables : Ceux qui crachent sur leur jeunesse et ceux qui l’idéalisent. On trouve les plus magnifiques spécimens de l’une et de l’autre parmi les survivants des guerres et des révolutions. Mais on doit beaucoup pardonner aux anciens combattants. Quand on s’est étripé à Verdun, fusillé à Petrograd ou assassinéen Kabylie, écrire permet d’exorciser ses jours de bruit, de fureur et de sang. Les anciens (1) de mai 1968 n’ont pas cette excuse.
Grand et salubre mouvement social ignoré au profit d’une révolution fantasmée, tel fut Mai 68. Vestales de plus en plus décrépites, les anciens combattants de l’interdit d’interdire et de la plage sous les pavés ne cessent d’entretenir le mythe de la seconde pour mieux étouffer le souvenir du premier. Toute occasion leur est bonne, en particulier les commémorations décennales. Ce quarantième anniversaire en est la triste illustration. L’avalanche de volumes à laquelle donne lieu cet événement confine à l’obscène. Victor Serge de la rue Gay Lussac, Henri Barbusse du Boul Mich’, Charles Tillon de la cour de la Sorbonne, chacun y va de son autobiographie, de ses mémoires et de ses analyses forcément personnelles. Les uns louent, les autres condamnent et, quarante ans après, le sens des nuances est presque toujours aux abonnés absents.
Pour conclure, je me contenterai d’un souvenir (moi aussi j’ai été contaminé). Nous étions un petit millier, assis entre Boulevard Saint Michel et Place de la Sorbonne. Au milieu de nous, presque seul, debout, cheveux blancs, silhouette mince dressée face aux insultes, Aragon. J’ai presque tout oublié de la scène. Je ne me souviens que d’une phrase : « Vous aussi vous vieillirez !»lâcha, avant de battre en retraite sous le flot de nos insanités, le directeur des Lettres Françaises L’actuel déluge éditorial prouve qu’il n’avait pas tort.