Source : PoésieImmédiate blog le monde 08/01/2013
Entretien avec Pierre-Yves Soucy, Codirecteur des éditions La Lettre volée, directeur des éditions Le Cormier, directeur de la revue L’étrangère.
Depuis que vous publiez de la poésie, avez-vous constaté des changements, dans le type de texte que vous publiez ?
Il y a sans aucun doute des changements, d’autant que chaque génération se distingue par une sensibilité qui ne cesse de bouger de l’une à l’autre, comme par des formes originales de l’expression. Alors que la langue, au fil du temps, ne reste jamais au beau fixe. Parmi les écritures qui nous retiennent, il me semble y déceler une plus grande prégnance du réel, comme une avancée neuve dans la matière du monde, de sa saisie par et dans la langue, à la fois chez la génération intermédiaire comme chez la plus récente. Pointe une véritable transformation de la conscience qui transparaît dans la manière de conduire la parole poétique, un surgissement d’une langue travaillée par un monde bouleversant et bouleversé autant que par l’accélération des changements que connaît celui-ci, tout en rejoignant en profondeur les aspects les plus décisifs de la poésie de toutes les époques. Le réel comme les formes de l’existence changent. Aussi les manières de les appréhender par la parole poétique. Parallèlement, on y découvre une parole poétique plus sensible à certaines modalités de la narrativité, selon une perspective non dissimulée et parfois naïve d’être plus compréhensible afin de trouver ou d’élargir un public. Ce qui peut aussi conduire à s’enfermer – et c’est souvent le cas – dans les facilités du genre, quand ce n’est pas dans le fonctionnement de la langue pour la langue. Rappelons, si tant il est nécessaire, que les différences fondamentales les plus marquantes trouvent leurs sources dans les expériences singulières de chacun des auteurs, celle de leurs œuvres. Et rien n’est plus regrettable lorsqu’un auteur oubli cette singularité pour participer à des effets de mode ou aux partis pris idéologiques de réseaux poétiques. Ce qui ne manque pas.
Recevez-vous beaucoup de manuscrits ?
J’oserais dire : de plus en plus. Par pénurie d’éditeurs, peut-être, mais pas seulement. La poésie comme mode de saisie du monde et de la vie, comme forme d’expression, exerce chez beaucoup, y compris chez les plus jeunes, un effet d’attraction, comme ce fut le cas de tout temps. Cet effet signale d’abord un espace de liberté, un horizon d’expression où l’on se risque dès qu’il se voit investi. Et pour hasarder une parole qui tente de faire sens là ou tout s’acharne à la détruire. Cet effet d’attraction tient en alerte une inquiétude fondamentale par rapport à laquelle une réponse doit étre tentée.
Combien d’exemplaires publiez-vous d’un nouvel ouvrage ? Est-ce une entreprise rentable ?
D’un nouvel ouvrage nous publions entre cinq cent et mille exemplaires. Il arrive parfois qu’un retirage soit nécessaire, mais c’est plutôt rare. Il arrive assez souvent qu’un livre soit repris, dans un ensemble plus large de l’auteur, chez un autre éditeur, lequel viendra élargir le rayonnement d’une première édition. Dans le cas où l’on n’écrit pas pour amuser un public en appuyant la parole sous quelque gesticulation performatrice parce que le texte est quasi inexistant, mais pour donner à la parole une réelle portée, le texte qui vaut inscrit sa trace sur plusieurs générations et révèle peu à peu son influence, sa capacité à toucher, à rejoindre, bien au-delà du moment qui l’aura vu naître. La vie d’un livre de poésie est une vie lente et plus longue que bien d’autres genres littéraires. D’où le fait qu’un livre s’épuise, parfois sur cinq ou dix ans. Quant à savoir si c’est une activité rentable, pour ma part je ne me pose pour ainsi dire plus la question. Sachant d’emblée qu’elle n’est pas rentable, dès lors que l’on tient compte de tout ce qu’elle aura mobilisée comme moyens et comme énergie. Mais à l’aune de quoi peut-on la juger rentable ? Si la rentabilité était un véritable critère, il va sans dire que bien peu de poésies seraient publiées. Nous cherchons l’équilibre, et l’atteignons, le plus souvent. Je tiens cette activité pour indispensable, et quelque objectif de rentabilité ne parviendra jamais à infléchir ce qui est au fondement de cet engagement qui porte ceux et celles qui s’y trouvent engagés.
À ce propos, Michel Houellebecq a dit quelque part que sa consécration littéraire, à son sens, ne pourra passer que par la reconnaissance de sa poésie…. Qu’en pensez-vous ?
Son souci de consécration littéraire me semble quelque peu suspect, mais soit. Peut-être que la nostalgie du premier envol littéraire – poétique en l’occurrence – témoigne d’un ébranlement profond de l’être et agit à la manière de sources souterraines servant à marquer un nouvel espace expressif en opposition à toute parole instituée, sources que l’on voudrait voir ressurgir puisqu’elles assurent à une œuvre son étrange singularité. Paul Auster disait, bien avant Houellebecq, quelque chose de proche, mais sans cette préoccupation de consécration, la nuance n’étant pas insignifiante (je cite de mémoire) : « Ce qui restera de mon œuvre, ce sera d’abord ma poésie. » Que dire, alors ? Ceci : que la poésie est parole portée à un haut niveau d’intensité. Ce qui ne veut pas dire que la prose soit dépourvue d’un même mérite. Il arrive que la prose puisse soutenir une parole dont l’intensité n’a rien à envier à la poésie, bien que parmi ces contingents de prose sous toutes ses formes qui envahissent les librairies, cette fulgurance de la parole semble ici infiniment rare. La forme prose se prête à une grande dilution, voire, à une banalité infinie de la parole mimant le langage courant sans rien lui ajouter : le plus souvent, une continuité sans inquiétude, sans inconnu, sans obscurité. Là où la poésie affirme sa densité, et son incertitude, jusqu’à se perdre dans la parole.
Quel est le cliché le plus odieux que vous avez pu entendre à propos de la poésie ?
Entre celui de douces rêveries, expression vaporeuse ayant la vie dure, et celui de complexe poético-militaire avancé par un philosophe très en vogue en ces temps où l’amalgame rivalise avec la bêtise, il y a toujours place pour beaucoup d’autres clichés. Le premier mobilise sa dose de candeur, et témoigne d’un assentiment aveugle, mais sans hargne, qui peut être infléchi. Le second, bien que relevant d’un propos en apparence circonstancié, rend visible une dégradation dans laquelle la recherche de la mise en scène médiatique, de la formule pour la formule, l’emporte sur la pensée dès lors que son auteur procède à une liquidation par déconsidération et contorsion de langage et, de ce fait, de la réalité. La généralisation abusive et insensée qu’entretient ce cliché de nouvelle génération révèle bien plus qu’une pauvreté de jugement, il invite en quelque sorte à en finir avec la poésie, sans que son auteur s’offre le courage d’y aller franchement. Soyons clair : je ne connais pas de poésie qui soit innocente. Alors que si nombreuses sont celles insignifiantes. Les poésies qui méritent manipulent des matières dangereuses afin de déconstruire les fausses évidences.