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L’héritage de James Buchanan

Publié le 11 janvier 2013 par Copeau @Contrepoints

Le « prix Nobel » d’économie James Buchanan est mort avant-hier. Un trop court billet pour rappeler quelques éléments de son œuvre…

Par Acrithène.

L’héritage de James Buchanan
James M. Buchanan (1919-2013) est mort ce 9 janvier. Prix de la Banque de Suède  en 1986 (Nobel d’économie), je vous avais déjà parlé de lui dans un précédent billet sur la dette publique et les conflits d’intérêts entre générations.

James Buchanan est un des fondateurs de l’école des choix publics, une branche de l’économie qui analyse la rationalité des décisions politiques, non pas du point de vue de l’intérêt général, mais de l’intérêt particulier des décideurs politiques et des régulateurs. L’intuition fondamentale de James Buchanan est que les individus en charge des décisions étatiques ont, comme tout un chacun, leurs propres intérêts et contraintes, de sorte qu’on puisse attendre de la puissance publique, en certaines circonstances, des décisions à la fois rationnelles et contraires à l’intérêt général.

Cette évidence aiderait les Français à résoudre leur amour schizophrène de l’État.  Nos concitoyens ont en effet ce paradoxe d’une extrême défiance vis-à-vis de leur classe politique et d’un immense amour de l’étatisme. Mais la distinction entre l’État et les individus qui le composent n’est qu’une abstraction ignorante de la réalité : l’État ne décide de rien, ce sont les individus en charge de l’État qui prennent les décisions. Les pouvoirs délégués à l’État sont in fine délégués à des individus particuliers, avec leurs défauts et leurs motivations propres. L’étude de l’État, non au seul regard de l’intérêt général mais aussi et surtout des intérêts particuliers des personnes le composant, était l’objet de la théorie du choix public  : « la politique sans romance », comme l’appelait Buchanan.

Prenons l’exemple de la dette publique. James Buchanan s’était impliqué dans le débat politique américain lorsqu’avait été envisagé de rendre le déficit public inconstitutionnel. Suivant le principe d’équivalence ricardienne, Buchanan expliquait que le principal effet de la dette publique était de transférer du pouvoir d’achat des générations futures vers les générations présentes. Si l’État était aussi soucieux du bien-être des générations futures que des générations présentes, il ne devrait trouver aucun intérêt au déficit public. Et lorsqu’on considère l’État comme en charge de l’intérêt général, on y inclut généralement les générations futures. Hélas, du point de vue pratique, une différence majeure distingue les générations présentes des générations futures. Les premières votent, pas les secondes. Il est donc dans l’intérêt du gouvernement d’offrir des services publics aux générations présentes qui seront payés par les générations futures en charge de la dette. D’un point de vue politique, cela équivaut à pouvoir taxer des enfants et des personnes à naître,  sans leur accorder une représentation politique. Il est donc logique et rationnel, du point de vue des électeurs et de leur représentants politiques, de voter des budgets en déficit. Pourtant, cela est contraire à l’intérêt général pour peu qu’on y inclut les générations futures.

L’héritage de John Maynard Keynes

L’explication romancée qui justifie le déficit public se trouve dans la Théorie Générale (1936) de John Maynard Keynes.  Mais comme je vous l’expliquais dans un billet sur Keynes, ce dernier ne suggérait de déficits qu’en période de crise, et la rigueur le reste du temps. La meilleure preuve que l’explication keynésienne est une romance qui cache la vraie motivation politicienne est que le déficit public a depuis des décennies un caractère permanent.

La critique que fait James Buchanan du keynésianisme en 1977 est, de ce point de vue, particulièrement intéressante et originale. La plupart des économistes libéraux se sont en effet attachés à dénoncer la fausseté du modèle keynésien. En revanche, James Buchanan en a attaqué la naïveté institutionnelle. En admettant que les keynésiens aient raison, et qu’en certaines circonstances il soit utile que le budget de l’État soit en déficit, l’y autoriser le conduira en réalité au déficit permanent. Buchanan accuse Keynes d’ignorer naïvement l’ordre institutionnel d’une démocratie, et explique que la conséquence principale de sa théorie économique n’est pas de permettre à État d’être en déficit en période de crise, mais de lui donner le prétexte pour être en déficit permanent, car il est toujours agréable aux électeurs (et donc favorable aux politiciens) de se voir offrir plus de dépenses publiques sans hausse des impôts. Ainsi, le déficit public doit être interdit, non que la théorie keynésienne ne soit pas pertinente au regard de la macroéconomie, mais parce qu’elle ignore qu’étant donné le fonctionnement d’une démocratie, le déficit public ne sera pas seulement utilisé en ces quelques circonstances où les keynésiens le jugent utile, mais aussi  et surtout lorsqu’ils le jugent néfaste ! L’analyse de la politique économique doit donc s’appuyer à la fois sur la science économique ET sur la science politique.

Le rôle de la Constitution

En économie, on distingue la simple étude du comportement des agents économiques dans un jeu ayant certaines règles, et la conception de règles du jeu pour lesquelles le comportement des agents mènera à un résultat optimal. La conception de ses règles cherche à réduire la différence entre ce qu’on attend des individus, et ce que dictent leurs intérêts égoïstes. Pour les agents privés, ces règles du jeu se trouvent dans les Codes juridiques et les réglementations. Mais dans le cas du gouvernement, la loi ne constitue pas une règle du jeu, vu que c’est précisément l’objet du pouvoir politique que de pouvoir modifier les lois. La législation est donc l’objet du jeu et non sa règle. Les règles du jeu qui s’appliquent aux gouvernements se trouvent dans la Constitution, qui doit être établie de sorte de minimiser leurs comportements égoïstes et néfastes.

La suite logique de l’œuvre de Buchanan était donc la création d’un nouveau champ d’étude, les « Constitutional Economics », qui consiste à définir ces règles du jeu. Il s’agit d’un croisement entre la philosophie politique, qui définit en amont l’objectif de l’État,  la science économique qui décrit en aval le comportement des représentants de l’État, et du droit qui doit définir les règles du jeu de sorte que le comportement décrit par la science économique coïncide au mieux avec les objectifs définis par la philosophie politique. Ce qui fera dire à Amartya Sen que Buchanan a fait plus que la plupart pour introduire les questions éthiques, politiques et sociales au sein des sciences économiques (cité par Swedberg (1990)).

Sur la question de la dette publique, la solution au problème de la non-représentation des générations futures engagées par les déficits présents se trouve dans une interdiction constitutionnelle des déficits.

Enseignements pour l’avenir de l’Europe

Une contribution « constitutionaliste » de James Buchanan, importante et éclairante pour la construction européenne, est l’analyse du fédéralisme fiscal (Brennan & Buchanan, 1980). Généralement, la séparation des pouvoirs est principalement pensée en termes de fonctions (législative, exécutive et judiciaire), mais elle peut aussi l’être en termes géographiques. La séparation géographique des pouvoirs est utile afin d’empêcher l’État de croître dans des proportions qui plaisent aux hommes politiques et aux administrations publiques mais nuisent à l’intérêt général, via la croissance parallèle de ce que Buchanan appelle le « Léviathan fiscal ». La décentralisation géographique des pouvoirs et de la charge fiscale permet aux citoyens de « voter avec leurs pieds » (Modèle de Tiebout (1956)), c’est-à-dire d’éviter l’imposition en quittant une région ou un pays pour un autre. Ce mécanisme, en mettant les états en compétition, ajoute une contrainte aux décideurs publics les forçant à mieux intégrer le coût que portent leurs décisions sur le bien-être des contribuables.

Le fédéralisme fiscal ne doit pas être interprété comme une ode à l’évasion fiscale. En effet, bien pensé, il permet à un citoyen ou une entreprise d’éviter l’imposition dans un état à la condition de renoncer en même temps aux services publics qu’elle finance. Il ne s’agit donc pas d’un jeu de passager clandestin (comme celui des paradis fiscaux), mais d’un moyen pour les citoyens de renoncer aux politiques publiques qu’ils ne jugent pas pertinentes de leur point de vue, seul qui compte. Le fédéralisme contraint donc les agents publics à mieux servir les agents privés, et non l’inverse.

Je disais qu’il s’agissait d’un enseignement utile au regard de la construction européenne. En effet, les hommes politiques et les médias veulent nous faire croire qu’on est pour ou contre l’intégration européenne. Mais la réalité est qu’on doit être pour ou contre certaines règles politiques. L’institution d’un marché commun et d’une monnaie commune permet une circulation facile des capitaux et des travailleurs entre les différents états européens. Mais du point de vue des libertés publiques, cette capacité de circulation trouve son principal intérêt dans l’arbitrage que peuvent faire les citoyens entre les politiques adoptées par les différents états membres. Il est donc cohérent de soutenir l’Europe du marché commun et de combattre l’Europe de la fiscalité commune !

Bibliographie

  • Buchanan, J. and Wagner, E. (1977), Democracy in Deficit: The Political Legacy of Lord Keynes
  • Brennan, G. and Buchanan J. (1980), The Power to Tax: Analytical Foundations of a Fiscal Constitution, Cambridge: Cambridge University Press.
  • Tiebout, C. (1956), « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal of Political Economy 64 (5): 416–424
  • Swedberg, R. (1990). Economics and Sociology: On Redefining Their Boundaries, New Jersey: Princeton University Press. p. 263

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