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Yvon Le Men, poèmes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Extrait :Besoin de poème d’Yvon Le Men. Éditions Seuil 2006.

Pourquoi n’ai-je pas pris une autre route, pourquoi n’ai-je pas cherché un travail normal, comme on disait, comme si écrire et dire des poèmes n’était pas un travail. J’aurais pu être…
Mais je ne voulais, pour rien au monde, changer de cap.
Peut-être parce que depuis ma sortie, mon évasion de la pension où je m’étais senti très malheureux, je ne voulais plus recevoir d’ordre de quiconque, sauf ceux que je me donnerais à moi- même. Sûrement parce que j’avais trouvé dans la poésie, la mienne et surtout celle des autres, une consolation, une énergie et une mise en forme de la vie, de ma vie. En ce temps, je naviguais entre deux titres : Le pays derrière le chagrin et A l’entrée du jour, le premier précédant heureusement le second. Personne n’aurait pu deviner dans les poèmes de A l’entrée du jour, sinon un vers par ci, un autre par là, le contexte de leur écriture : l’isolement de la maison dont le loyer était plus que modeste, l’état de son toit, de ses toilettes qui imperceptiblement s’écroulaient au milieu des bois et l’évacuation de ses eaux. Mêmes les rats prenaient la fuite.
Il ne m’était pas possible de parler de ma pauvreté en étant pauvre, il était salutaire de traquer la moindre trace de confort comme ce couteau à pain que j’achetai un jour de soldes. Grâce à ses dents et malgré l’humidité, je réussissais à me couper de belles tartines qui déclenchèrent ces deux vers :

On trouve toujours au fond d’un pain
une belle journée à partager.

Je mettais mes pages à l’école du ciel bleu. C’est ainsi que j’écrivais contre le malheur, c’est ainsi que je lisais même et surtout les livres désespérés dont les auteurs avaient eu, au moins, le courage d’achever leurs livres.

*

« Qu’en est-il de celle, de celui qui jamais ne lit ? Dans quelle langue son poème s’écrit-il ? Celle des nuages, qui dans le ciel bleu ressemblent à des montagnes ? Celle de la neige, qui sur le sol ressemble à un manteau blanc ? Celle de la mer qui à l’horizon ressemble à du ciel tombé par terre ?
D’où viennent les images de celui qui ignore le poème et dont la langue est faite de phrases mortes et mille fois récitées ?
Elle tourne autour du temps qu’il fait, fera, faisait, de la vie qui passe, passera, passait. Ses yeux regardent mais ne voient pas et, s’ils voient, ne savent pas nommer. Sa langue connaît les mots mais pas les verbes qui les tiennent, les montent, les chantent. Elle passe du rire au larme, sans rien dire, alors que les larmes et les rires auraient besoin de notes justement placées dans la phrase.
S’il n’y avait la météo, le chômage, la guerre ici ou là, les enfants des autres qui naissent, les parents des autres qui meurent, il n’y aurait aucun sujet de conversation. Pourtant celui qui ignore le poème connaît le silence. Celui qui ignore le poème sait, malgré lui, que le silence est au coeur du poème.
Et pourtant celui qui ignore le poème n’ignore pas le jaune de la rose du jardin, le rouge de la pomme à couteaux et le parfum du lys qui s’accroche à la robe de la jeune femme. Celui qui ignore le poème n’ignore pas le chant de l’alouette dans le lointain du ciel, l’ombre du nuage sur l’herbe de la prairie, le départ de l’hirondelle à la fin de l’été et le retour de l’enfant à la sortie de l’école.
Celui qui ignore le poème n’ignore pas le travail de la mort sur le visage de l’épouse, du chagrin dans le corps de la veuve. Celui qui ignore le poème sait cueillir un bouquet de fleurs et une poignée de haricots pour le retour de sa fille.
Mais si tu lui demandes des mots, son regard s’assombrit et ses poings se referment sur des paroles qui ne seront pas dites et dont les noms ne connaissent pas d’adjectifs.
Mais quand celui qui ignore le poème pleure, même en silence, le poème en lui trouve sa route, même dans le silence de ses larmes. »

*

Guillevic, Vivre en poésie, Entretien avec Lucie, Alberti/Stock, 1980, p. 173-174.
Ce n’est pas difficile

Dans une touffe d’herbe
De voir un incendie
Où s’exhalent des cathédrales,
De voir un fleuve qui se presse
Pour les sauver.

Pas difficile
D’y voir des filles nues
Faire la nique aux cathédrales
Et danser sur le fleuve
Qui chante l’incendie
D’y voir l’armée
Crachant par tous ses tanks
Pour, sur le dos du fleuve,
Acclamer sa venue.

- Mais voir le brin d’herbe.
.
.
.

L’île aux trésors

J’ai ouvert la porte
il a ouvert son besoin de parler

de me parler
d’elle

de l’île
où l’on se dit bonjour
dix fois par jour

où l’escargot a priorité
sur le passant

où le bruit des galets
est un chant

qui empêche de dormir
ceux qui ne rêvent pas d’elle

elle est si petite
et son rêve est si grand.

Il s’y enroule
s’y enferme

comme dans une bouteille promise
par la mer

par les mille et une vague
qui l’ont portée

par les mille et un pas
qui l’ont désirée.

Je me l’étais gardée
mais elle n’est pas venue
à ma rencontre

comme je l’espérais

heureusement pour lui
et pour ceux qui en rêvent.

Qu’en serait-il
d’elle

si tout le monde
y logeait son rêve ?

J’ai ouvert la porte
au facteur

dans sa main
la lettre que j’attendais

dans ses yeux
ce poème que je ne n’attendais pas.

.
.
.
« Qui as-tu rencontré aujourd’hui?

Un homme aux mains pleines de terre et d’oiseaux

Au coeur travaillé par le temps et l’outil

au coeur ouvert par la faim et le froid

et qui dit

Comment peut-on savoir quand quelqu’un souffre?

Un homme précieux

Mon voisin.

Qui as-tu rencontré aujourd’hui?

Une femme aux mains pleines d’encre et de poèmes

Au corps travaillé par le désir et les larmes

Au coeur ouvert par l’enfant et l’ami

Et qui dit

Ne souffre pas aie confiance je t’aime

Une femme précieuse

Ma voisine. »
.
.
.
extrait de A louer chambre vide pour personne seule
.
Plus grande
que lui

la baguette de pain
dépasse de l’enfant.

À terre
des flaques d’ombre
jaillit son visage

piqué de roux
et taché de rouge

le rouge de la glace
qu’il avale en marchant

par-dessus les flaques
plus grandes que ses pas.
.
.
.
Ma mère

Elle est assise
dans ses quarante kilos
devant la mer

vaste
comme les questions
qu’elle se pose

j’imagine
devant la mort.

Elle est assise
sous ses yeux
et sous le ciel

ses yeux regardent
et gardent ce qu’ils regardent

dans sa main
qu’elle dépliera de l’autre côté

comme un enfant montre ses billes
au soleil

et à ses copains.

Elle entraine ses yeux
à l’horizon

elle s’entraine
au point de non retour.

Assise
dans ses quarante kilos
dans ses quatre-vingt-deux ans

elle vérifie une dernière fois
le tour de la terre
par la mer

avec ses yeux
elle marche sur l’eau.

Elle cogne à l’horizon
pour ouvrir
à la mer

la porte du ciel.

Elle se prépare
pour être la première
le dernier jour.

.
.
.

.

.
.
Bibliographie (extrait)

A louer, chambre vide pour personne. Éditions Rougerie, 2011.
Le tour du monde en 80 poèmes. Éditions Flammarion, 2009.
Si tu me quittes, je m’en vais. Éditions Flammarion, 2009.
Chambres d’écho. Éditions Rougerie, 2008.
Toute vie finit dans la nuit. Écrit à deux mains avec Claude Vigée. Éditions Parole et silence, 2007.
Besoin de poème. Éditions Le Seuil, 2006.
Douze mois et toi. Éditions Milan, 2005.
Presqu’une île : sentiers douaniers en Bretagne. Éditions Ouest France, 2004.
Un carré d’aube. Éditions Rougerie, 2004.
Elle était une fois. Éditions Flammarion, 2003.
Chiens de vie. Éditions Terre de Brume, 2002.
Le Loup et la Lune. Éditions Rougerie, 2001.
Le Jardin des tempêtes. Éditions Flammarion, 1971/1996/2000.
La Clef de la chapelle est au café d’en face. Éditions Flammarion, 1999.
On est sérieux quand on a dix-sept ans. Éditions Flammarion, 1999.
Le Petit Tailleur de short. Éditions Flammarion, 1998.
Jean Malrieu, la parole donnée. Éditions Paroles d’Aube, 1998.
L’Étoile polaire. Éditions Paroles d’Aube, 1998.
L’Écho de la lumière. Éditions Rougerie, 1997.
Une rose des vents. Éditions Paroles d’Aube, 1997.
Il fait un temps de poème. Éditions Filigranes, 1996.
Le Vitrail. Éditions Filigranes, 1996.
Fragments du royaume. Éditions Paroles d’Aube, 1995.
La Patience des pierres suivie de L’Échappée blanche. Éditions Rougerie, 1995.
Ouvrez la porte au loup. Éditions Gallimard, 1994.
L’Échappée blanche. Éditions Rougerie, 1991.
Le Chemin de halage. Éditions Ubacs, 1991.
Quand la rivière se souvient de la source. Éditions Picolles, 1988.
Marna. Éditions Artus, 1987.
À l’entrée du jour. Éditions Flammarion, 1984/1992.
Le Pays derrière le chagrin. Éditions Gallimard, 1979.
Vie. Éditions L’Harmattan, 1977.

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Né à Tréguier en 1953, installé à Lannion, Yvon Le Men est la figure de proue de la poésie aujourd’hui écrite en Bretagne. Depuis son premier livre, Vie (1974), écrire et dire sont les seuls métiers de ce poète. « L’écriture, c’est la solitude et l’absence. La scène, c’est la présence, le partage. J’ai besoin de ces deux chemins ». Il fait ainsi partager sa passion au plus grand nombre, dans les salles de spectacles ou au festival Étonnants Voyageurs où il programme des poètes du monde entier. Sous le plafond des phrases est publié aux Éditions Bruno Doucey en janvier 2013 dans la collection
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