Contrairement à ce que laissent penser les forts taux de croissance, les signes de décollage industriel sont absents de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.
Par Acrithène.
Dans un article de Foreign Policy, un doctorant en économie du développement conteste cette thèse. Et si je ne partage pas son avis quant au remède, je pense qu’il a raison sur le diagnostic et que The Economist se leurre.
Dans un article de septembre dernier, Slate recensait « les 10 économies africaines qui montent ». J’en ai repris la liste et regardé leur performance ces dix dernières années. Je n’ai exclu de la liste de Slate que le Zimbabwe, dont les fortes perspectives de croissance actuelles ne reflètent que l’écroulement total de son économie sur la dernière décennie. Et puis j’y suis contraint car le pays partage avec la Somalie la caractéristique de ne pas être couvert par les statistiques de la Banque Mondiale qui me servent de source.
Commençons par planter le paysage avec le PIB par habitants. On observe déjà des fortes disparités. Notamment le Botswana, un pays de deux millions d’habitants exportateur de diamants, et la République du Congo qui tire 60% de son PNB de la vente de ses richesses naturelles, principalement des hydrocarbures. Les sept autres pays n’ont hélas pas ces trésors dans leurs sols, et dans trois d’entre eux, le revenu par habitant tourne autour de 3 dollars par jour.
Le graphique suivant présente l’origine de l’optimisme, c’est-à-dire la croissance annuelle moyenne entre 2000 et 2011 des pays d’Afrique subsaharienne évoqués par Slate. Et effectivement, leur performance semble remarquable.
Hélas, ces forts taux de croissance économique ne sont que le reflet d’une forte croissance démographique, elle-même signe d’une stagnation du niveau de développement. En effet, une fois corrigée de l’accroissement démographique, la performance de ces pays africains est nettement plus modeste en comparaison de la croissance mondiale. Si l’on ajoute la République du Congo et le Malawi au Zimbabwe, trois des dix pays présentés par l’article de Slate continuent à se faire distancer par le reste du monde, plutôt que de le rattraper.
Reste que pour les sept autres pays, l’appréciation du revenu par habitant est sensible. Cela signifie-t-il que ces pays rentrent enfin dans une phase de décollage économique ?
Le contre argument-essentiel de l’article de Foreign Policy tient dans l’absence totale d’industrie. Je partage ce point de vue, car si l’accroissement du PIB par habitant vient de l’agriculture, du tourisme ou des ressources naturelles, il ne peut se traduire en amélioration durable des conditions de vie que dans la mesure où la croissance démographique est stabilisée.
En effet, toutes ces sources de revenus ne peuvent se rapporter durablement au nombre d’habitants. La production agricole se rapporte à la surface des terres arables, le tourisme au nombre de parcs naturels, les ressources naturelles à leurs réserves. Les améliorations qui sont apportées à ces secteurs ne sont certainement pas à rejeter, mais elles n’accroissent le revenu par habitant que dans la mesure où leur rendement croît plus rapidement que la population. En effet, la croissance démographique ne fait pas apparaître de nouvelles terres, de nouveaux gisements ou de nouveaux parcs naturels. Or même à supposer que ces secteurs rattrapent l’efficacité des pays développés, les gains économiques qu’ils procurent finiront par croître à des taux bien plus faibles. À ce moment, si la croissance démographique reste forte, les gains par habitant s’effaceront.
Le secteur manufacturier est un peu différent, dans la mesure où ses ressources principales sont les bras et les cerveaux humains. Les gains de productivité dans le secteur manufacturier résistent mieux à la croissance démographique, car, contrairement aux terres arables, aux mines et aux parcs naturels, le nombre des ateliers peut croître avec la population.
Une autre manière d’appréhender la différence entre ces secteurs de l’économie est la distinction entre le patrimoine et la production. L’enrichissement actuel de l’Afrique subsaharienne repose largement sur la valorisation d’un patrimoine préexistant (la nature), de par les besoins croissants du reste du monde en matières premières et agricoles ou simplement par sa meilleure utilisation. Il s’agit d’un bonne nouvelle en soi. Mais il y a une différence entre s’enrichir par l’appréciation d’un patrimoine et par la création de richesses nouvelles.
Un indicateur fréquemment utilisé (par exemple, par The Economist) pour illustrer le décollage économique de l’Afrique est la rapide expansion du téléphone mobile. En une décennie, le nombre de téléphones mobiles recensés au Nigeria est passé de 100 000 à 100 millions. Doit-on y voir une amélioration du niveau de vie des Nigérians ? Clairement. Mais conclure que la vitesse à laquelle le téléphone mobile se répand en Afrique est le reflet d’un décollage économique est tout à fait différent. Concrètement, il y a deux raisons pour lesquelles une personne peut payer un produit jadis inaccessible : soit son revenu a augmenté, soit le prix de ce produit a baissé. Dans le premier cas, l’accès à ce produit est signe de la capacité à créer davantage de richesses, dans le second, il ne témoigne que de progrès dans l’industrie fabricant l’objet en question. En 2000, le Nokia 3310 et son écran monochrome coûtaient 1790 Fr, soit après correction de l’inflation environ 350€ actuels. Or on trouve désormais des téléphones bien supérieurs, neufs et nus vendus à 20€.
Autrement dit, l’expansion de la téléphonie mobile en Afrique témoigne bien davantage d’une baisse considérable du prix de cette technologie – phénomène auquel l’Afrique est totalement étrangère – que de son décollage économique. Les téléphones en Afrique reflètent donc davantage le développement de l’Asie que celui de l’Afrique.
On pourrait interpréter l’histoire différemment si l’Afrique était elle-même productrice de ce type de biens manufacturés. Cependant la production manufacturière de nos neufs pays est totalement négligeable, pour ne pas dire inexistante. Pour faire une comparaison historique, la performance économique de certains pays comme l'Éthiopie, le Malawi ou le Mozambique est inférieure à celle de l’Europe de la Renaissance (cf. Angus Maddison), ce qui au regard des connaissances scientifiques et techniques disponibles est particulièrement misérable.
En Europe, le décollage économique a fait coïncider une révolution agricole, une explosion démographique et une révolution industrielle. Le développement de l’industrie manufacturière est essentiel car elle est la seule à pouvoir absorber la main d’œuvre dégagée par l’amélioration des techniques agricoles et par la croissance de la population. En l’absence d’industrie, que deviendront les centaines de millions d’africains qui s’ajouteront à la population mondiale dans les décennies à venir ? Le scénario médian de l’ONU prévoit plus d’un doublement de la population d’Afrique subsaharienne d’ici 2050, soit plus d’un milliard d’individus en plus.
Là où l’article de Foreign Policy fait en revanche fausse route est dans sa naïve condamnation du libre-échange et de ce qu’il appelle « free market economics ». D’après lui, les « free market economics » ont conseillé aux gouvernements de se concentrer sur l’agriculture et les ressources naturelles. Mais la recommandation essentielle des « free market economics », c’est de « laisser-faire ». L’idée que le problème vienne d’un dirigisme libéral est une absurdité idéologique. Cela dit, il est certain qu’une partie du problème vient de l’absence d’un État digne de ce nom, capable de créer les conditions d’un développement spontané (ou même dirigé) de l’industrie : la stabilité politique, le respect du droit et de la propriété, le développement des infrastructures et la scolarisation des enfants. Ni le dirigisme ni le libéralisme économique ne peuvent fonctionner en l’absence d’un ordre politique adéquat.
D’ailleurs, l’évolution économique du monde rend le commerce international a priori très favorable à l’Afrique. Le rapide développement de l’Asie conduit à une hausse de la demande de biens manufacturés et à une hausse du coût du travail en Asie. Cette tendance fournit donc un débouché logique pour la main-d’œuvre africaine. Mais les forces du marché ne peuvent pas tout. Peu de firmes iront implanter une partie de leur production dans un pays où le respect de la propriété du capital est trop hypothétique et où la régularité de la production et de la livraison est sujette à tant d’aléas que l’ensemble de leur chaîne de valeur peut-être compromise. Là où il n’y a pas d’ordre politique crédible, il n’y a pas grand chose à attendre du marché.
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