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Jean-Claude Milner. Le salaire de l'idéal

Publié le 15 janvier 2013 par Edgar @edgarpoe

jcmsi.jpg Un livre comme toujours original avec Milner. Je précise à nouveau que l'on peut ne pas aimer son style précieux, limite chichiteux. Ca reste suffisamment intéressant pour être très supportable - et dans une certaine mesure une préciosité minimale est nécessaire à l'expression d'une pensée complexe.

Ces précautions étant prises, propres à ne pas rebrousser le poil du lecteur sortant juste du réveillon - bonne année au passage, au but.

Milner commence par s'intéresser à une question : selon Marx, la baisse tendancielle du taux de profit doit conduire à l'effondrement du capitalisme. Il est évident, après 1989, que si le capitalisme ne s'est pas effondré, en tout cas pas avant le socialisme soviétique, c'est qu'une force contraire l'en a empêché.

Pour Milner, l'un des points de départ de toute réponse c'est d'essayer de comprendre pourquoi une classe bourgeoise salariée a pu émerger. En effet, on peut constater que loin d'avoir spolié les salariés de leur plus-value, le capitalisme a permis l'émergence d'une couche de bourgeois non-propriétaires. Un schéma marxiste plat aurait dû conduire à une opposition stricte entre une couche de rentiers opposée à des prolétaires.

Hors, au XXème siècle, le rentier bourgeois est devenu salarié. Il a fallu pour cela que le système capitaliste accepte de lui verser un sur-salaire (qui peut être versé sous forme de surrémunération ou sous forme de temps libre - congés payés ou autres RTT, appelés loisir).

Milner consacre de longs développements à distinguer le loisir, qui est une sorte de temps de non-travail, et qui donc conserve d'une certaine façon un lien avec le travail ; et l'otium, qui est le temps donné pour vivre une vie humaine.

A traits trop grossiers, l'otium est la possibilité de la culture, le loisir est un temps mécanique de reconstitution de la force de travail, un simple repos. L'otium est un temps retrouvé. [De ces réflexions on voit bien d'ailleurs que le sarkozysme et son travailler plus est destructeur, profondément, de la culture. Peut-être une raison de voter Hollande.]

La société française a résolu à sa façon, à la fin du XIXème, la question des modalités de répartition du sursalaire aux salariés. Le choix de la IIIème république a été en effet de créer une classe de bourgeois salariés de l'Etat : les enseignants, et une petite bourgeoisie de fonctionnaires des services publics.

Dans ce système, l'idéal est d'attribuer à chacun son juste sursalaire en fonction de son grade, de son positionnement hiérarchique, lui-même très lié aux diplômes (délivrés par les enseignants, pilotes du système, la boucle est bouclée).

Le maître du système de la IIIème république c'est donc le normalien. Pour Milner, qu'on le remplace par un demi-lettré (l'énarque), et c'est déjà le modèle qui s'affaiblit (point discutable : le normalien a probablement été opposé à d'autres grands corps - de Gaulle était Saint-Cyrien à une époque où l'armée modelait aussi la France. Milner aurait gagné à être plus attentif au rôle de l'armée probablement. L'énarque aurait affaibli l'état républicain non pas par sa relative inculture, mais parce qu'il a intégré en un seul et même corps le républicain normalien et le cyrard catholique. Fin du brainstorming improvisé).

La création de cette élite républicaine a aussi été nécessaire pour assurer une position à la fraction protestante, libérale, laïque de la société française au XIXème, contre les élites catholiques et conservatrices.

La réconciliation nationale entre les bourgeoisies françaises aurait rendu obsolète l'appareil républicain, que VGE puis Mitterrand ont entrepris de démonter point par point, créant une France nouvelle (Milner : "le mitterrandisme [...], qui est un giscardisme à peine renouvelé")

On peut ainsi opposer l'un à l'autre les termes suivants :

étatique </> régionalisation

national </> religion européenne (Milner dixit)

démocratie sociale </> social-démocratie

Université </> pathos éducatif

séparation de l'église et de l'Etat </> irénisme laïciste

Cette entreprise successive du "triple septennat antirépublicain" se heurte à un problème : l'ouverture des marchés mondiaux. Pour Milner, la Chine, principalement, accapare à son profit le sursalaire que la république distribuait à ses serviteurs. Et contrairement au jeu antérieur, elle ne semble pas le redistribuer à une bourgeoisie nationale, ce qui accélère l'appauvrissement des sociétés occidentales (Milner, sur ces développements économiques, suit les thèses de Pierre-Noël Giraud, ancien maoïste, comme lui).

La Chine, et la Russie, peuvent donc changer la donne du jeu mondial en limitant le rôle des bouregoisies nationales. Le pouvoir politique, en conséquence, doit être exercé à l'intérieur des nations par des classes beaucoup plus faibles numériquement. Et chaque nation tâche de conserver quelque revenu pour sa propre bourgeoisie, au détriment des autres bourgeoisies nationales (ce jeu se jouant même à l'intérieur de l'Union européenne. On sait qui y gagne en ce moment).

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La triste fin de la bourgeoisie ?

Je trouve ce passage assez génial : "A chaque bourgeoisie salariée de chaque pays européen qui en possède une, Maastricht fait ainsi entendre non plus seulement qu'il sauvera la bourgeoisie salariée en général - qui le croit et qui s'en soucie ? - mais surtout qu'il sauvera, éventuellement au détriment des autres bourgeoisies salariées des pays d'Europe, telle bourgeoisie salariée particulière.

Ainsi les allemands espèrent-ils fermement constituer la bourgeoisie sauvée.

[même chose pour les français :]

S'ils n'ont pas construit le capitalisme le plus performant au monde, les Français n'ont-ils pas secrété l'administration la meilleure ? Celle du moins qui sait le mieux trahir quelque conviction que ce soit pour se sauvegarder elle-même. Retrouvant à l'échelle de Bruxelles, les errements de la France du XIXème siècle, on joue la carte des services communautaires. [...] Pour que l'Europe soit sociale, une condition nécessaire et suffisante : c'est qu'elle utilise beaucoup de fonctionnaires sociaux, et qui mieux que des français, formés à la double école de l'économie mixte et du progressisme généralisé, pourrait ici réussir ? Axiome caché de chaque nation : nous avons la meilleure bourgeoisie du monde."

Ce pari de la France dans l'Europe, de l'Allemagne dans l'Europe, est dangereux :

"si la perspective de devenir, par Maastricht, la principale bourgeoisie salariée du monde, ou tout au moins du continent européen, était seulement abandonner la proie pour l'ombre ? Après tout, le pari pascalien ne convainc que ceux que Dieu a déjà touchés de sa grâce ; de même, le pari delorien, qui en est la copie, pourrait bien ne convaincre que ceux qui en ont déjà conclu que renoncer au certain pour l'incertain est une marque de sagesse. Il est vrai qu'ils sont nombreux en France à avoir conclu cela : les progressistes, parce que telle est la loi de leur discours, et les intellectuels, parce que telle est leur maladie professionnelle. Aussi la religion européenne a-t-elle toujours de l'avenir, mais son avenir dépend de plus en plus de ce qu'elle a d'irrationnel et non plus de ce qu'elle a de rationnel".

*

Reste donc, pour les bourgeoisies occidentales (ceux que le blogeur descartes appelle les classes moyennes) à attendre que s'effondrent les économies chinoises, ou russes. En priant les prêtres de la religion européenne. Pas de happy end dans cet essai déjà vieux de six ans.

*

Un livre court, pas toujours clair, mais qui a l'immense avantage de renouer avec un discours sur la France qui porte sur la longue période. Et de le faire d'une façon telle que, lu en 2012, on peut trouver que ça tient la route. Milner ne dit rien de la méthode nécessaire pour se défaire des illusions de la religion européenne. Peut-être faut-il commencer par renoncer à l'incertain absolu pour revenir au probable. Car ce que Milner décrit comme le principal avantage du "palais national" républicain, c'est "qu'au moins peut-on déterminer clairement en quoi il réussissait et en quoi il échouait". Dans la situation actuelle, au contraire, entre deux hommes politiques jouant le pari européen, on ne peut rien choisir, sinon des fioritures.

Et l'effet délétère de cette indistinction s'inscrit chaque jour qui passe un peu plus au passif de ce qui nous reste de démocratie.


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