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Qatar : la prison à vie pour un poète critique, amoureux de Rimbaud

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Rue89 15/01/2013


Neuf poètes, six hommes et trois femmes, habillés de complets et de robes de soirée, étaient assis autour du bureau de Jalloul Azzouna, président de la Ligue tunisienne des écrivains libres.

Ils sirotaient leur café tout en devisant. L’un des six costumes s’était lancé dans une longue tirade sur le poète qatari Mohamed Al-Ajmi, alias Ibn Al-Dhib, le louveteau ou fils du loup, condamné par la justice de Doha à la perpétuité, le 29 novembre 2012.

Koulouna Tounès, « Nous sommes tous la Tunisie face à une élite répressive », son dernier poème qui retrace les heurs et malheurs du printemps arabe, avait été jugé coupable d’hérésie par le tribunal des cheikhs en Djellaba. Sans recours. On l’accuse d’avoir critiqué l’émir et fait l’éloge du printemps arabe.

  • il a été condamné parce qu’il a qualifié le principe héritier, Tamim Ibn Hamad Al-Thani, l’enfant aîné de Cheikha Mouza, la préférée du Cheikh du Qatar, de morveux « Joueur de Playstation », dit un costume noir ;
  • pas du tout. C’est le Cheikh en personne qui a ordonné son arrestation. Ibn Al-Dhib s’est permis de moquer le club fermé des Emirs du golfe, rétorque la robe immaculée ;
  • tu te goures, ma belle. De source sûre, c’est pas l’histoire classique du « poète et du tyran ». Ibn Al-Dhib a eu le culot d’inciter les Qataris à renverser le cheikh, dit le costume délavé ;
  • quoi qu’il en soit, on tient notre poète, notre casus-belli. C’est justement ce qu’on cherche pour qu’on croque ce « Cheikh » qui n’arrête pas de s’immiscer dans nos affaires, dit le costume bon marché…

La police des poètes n’est pas de ce monde

Le costume noir veut continuer… Et là, c’est autour de Jalloul Azzouna, un sans costume de présider le comité de soutien pour la libération d’Ibn Al-Dhib.

« N’oubliez pas qu’Ibn Al-Dhib est poète avant d’être prisonnier. Quand j’ai demandé à Ibn Al-Dhib, il y a deux années de cela, quel poète a-t-il aimé et le mieux fréquenté, histoire de trouver son “juste ton”, il m’a donné en guise de réponse une première clef : c’est Rimbaud… Arthur Rimbaud à l’instant précis où son Bateau ivre a accosté avec sa gueule de bois dans le silence d’Aden, quand l’auteur des voyelles n’a plus rien dit. Pour moi, a-t-il ajouté, il est là son vrai poème ! »

Son Incarcération, dans le silence des geôles, voici son poème tant désiré. Désormais, il est reconnu, par tous les siens, les poètes du monde, comme LE POETE.

Poète, Ibn Al-Dhib ? Qui, devant une telle réponse, pourra en juger ? Je m’en vais seulement ici conter ce qui fait pour nous autres, Arabes des Moualaqat, que c’est plutôt le silence du poète en effet, non le poème comme l’avait Chuchoté Char, qui reste l’unique « Zir », l’antique « amour réalisé » d’un « désir demeuré désir »… Et alors, il faut qu’en vérité je vous le dise : par chance ou par malheur, c’est selon, pour les Arabies poétiques, la police des poètes n’est pas de ce monde.

Doha, cimetière des poètes

Si nos polices politiques savaient lire, elles sauraient qu’il n’y a pas dans notre « génie » de Boileau qui tienne, il n’y a même pas de Sainte-Beuve, il n’y a même pas, figurez-vous, d’Emir ou de Cheikha Mouza…Mais il y a le Coran ! Notre police des lettres, à nous les Arabes, ne se dit pas huilée comme dans le sottisier qui la définit « efficace » :

« Quant aux poètes, décrète Allah, dans une sourate qui porte le même nom, seuls les égarés les suivent. Ne vois-tu pas qu’en tout val ils dérivent, et qu’ils disent ce que point ils ne réalisent… »

Qatar : la prison à vie pour un poète critique, amoureux de Rimbaud

Du jasmin (Akk_russ/Flickr/CC)

Depuis ce bannissement sans appel, la République des poètes arabes reste une vaste léproserie. Ibn Al-Dhib y est avant même d’avoir commis son « poème du Jasmin ».

Quelque chose comme une quarantaine perpétuelle qui frappe ces « dérivants en tout val ». Ibn Al-Dhib l’exclu, le paria. Ils l’ont rejeté tout en le conservant à l’abri des normes, là où il va développer d’immondes excroissances, d’innombrables tumescences et n’avoir que la haute solitude pour espérer finir un jour de plaisir… dans un cachot à Doha, une non ville, cimetière des poètes.

Tout ce que je dis là, n’importe comment, c’est pour que l’on sache, bon sang, qu’un poète arabe le devient tout comme Ibn Al-Dhib, dès l’instant où il voue son silence à l’instance sans visage qui annule sa voix, au texte divin qui maudit son inscription dans le graphe, son incursion dans la nuit de la lettre, ce « métal du diable », comme le dit Niffarî un immense soufi du Xe siècle… C’est alors que le poète arabe se met à la recherche du châtiment pour son crime poétique. Il attendra, humble et infatigable tel un parieur du Loto, une absolution qui, loin d’effacer son péché, l’accueille et le protège.

« Ennemi public n°1 »

Ibn Al-Dhib est l’élu de la providence. En l’embastillant, Cheikha Mouza l’a promu, « Ennemi public n°1 ». Poète tout court.

Tout poète arabe, et pas seulement Ibn Al-Dhib, rêve du fier destin de la sainte catin Marie-Madeleine, face au divin pécheur venu rendre impossible la lapidation, avant qu’il ne l’étreigne et ne monte avec elle dans sa chambre de pécheresse. Qui pourra dire ce qu’ils se sont dit sans blasphémer ou tout au moins sans déroger à la pudeur ? Sachant tout cela de l’incomparable sort de la poésie arabe, j’ai lu les poèmes incriminés d’Ibn Al-Dhib dans la pudeur de celui qui ne violera à aucun prix l’intimité de Dieu et de la catin.

Moncef Mezghani, poète et ami du poète dira :

« Je ne dirai que ce que Ibn Al-Dhib m’a autorisé à dire sur quelques uns de ses complices. Premier compère d’Ibn- Al Dhib, Abu Nawas… »

Je rajoute : Abû Nawâs, poète de toute les ivresses y compris celle qui vous fait perdre les boussoles des vies trop humaines limites. Il a titillé des vertiges théologiques qu’il a toujours déclarés par ailleurs indignes de « foi » :

« Seigneur ! Admettons que le nombre de mes péchés ait été immense

C’est que j’ai su, pardi, que plus grande encore était ta clémence… »

Mettant l’Eternel au pied du mur, rendant futile et « illogique » tout repentir, il a fait de la récidive sa voie royale pour s’en tenir à son éternité à lui, toute faite de plaisirs terriens.

Et il communique ainsi à ses compagnons de délices ses dernières volontés :

« Si je meurs enterre-moi sous un cep de vigne

Ainsi ses racines abreuveront encore mes os ! »

Héros ou brigand

Mais la poésie d’Ibn Al-Dhib devient « hors norme », lorsqu’elle est envoutée par ce monstre désigné sous le vocable de « su’ lûk »… « Ibn Al-Dhib est le dernier sû’ lûk. », dit Moncef Merzghani.

Mot étrange même dans la langue arabe qui l’a mis au monde, sû’ lûk tangue entre toutes les équivoques : héros ou brigand, rebelle ou ermite de l’égotisme, justicier de grands chemins ou violeur de la loi tribale, gueux ou prince, sans doute tout cela à la fois ! Et les rares su’lûk répertoriés dans les manuels scolaires qu’une tradition littéraire hypocrite a daigné nous transmettre répondraient tous de l’honorabilité du rétif dont se pare Ibn Al-Dhib notre captif : Ta’ abatta Charran et le grand Chanfarâ pour ne citer que les plus curieux.

Ces deux-là sont dans toutes les nostalgies d’Ibn Al-Dhib. Le premier était la calamité de sa mère qui lui a donné le sobriquet impayable, Ta’ abbata Charran qui veut dire « [en sortant] il a dissimulé sous le bras la Malfaisance ».

Le second, Echanfaraâ, le plus grand dans son genre, du haut de sa nudité antique, est la voix du désert, l’espace qui n’attend que ses « éclats de vers » pour dire combien les silences y sont diserts. Devenu paria pour tous « les enfants de la Oumma », comme il nous a appelés dès l’ouverture de son hymne à la solitude, il s’est juré, dit la légende, de tuer cent individus sur le tas du bétail de gens sans histoire. Mais il a été lui-même tué après avoir occis « seulement » quatre vingt-dix-neuf ! L’un de ses pourfendeurs, bien plus tard, croyant reconnaître son crâne pouffant de rire franc et définitif des piètres triomphes, le piétine, se blesse et passe de vie à trépas. Vœu de poète ne saurait mentir.

Eh bien, l’indécis et « l“avare de soutien ” apprendront peut-être dans ces bris de vécu, de vœux impies et d’imprécations que trimballe Ibn Al-Dhib, que rien n’a changé dans le désert poétique de ces Arabies essoufflées à force de taire leur silence, qui n’ont même plus, que ce soit à Doha ou à Tunis, à Aden ou à biled El Waq El Waq, le désir de border leurs voyous, d’en étreindre l’âme frêle et de l’accompagner jusqu’à son cachot, là où il “ copule ” surement avec sa muse : Cheikha Mouza, son poème.


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