Le débat “pour ou contre le mariage pour tous” révèle que la scène politique est configurée suivant une dynamique du visible/invisible: il y a des sujets qui font partie de la discussion, et ceux qui en sont exclus. Ce qui nous est donné à voir sont des conflits portant essentiellement sur les définitions juridiques légitimes et correctes. Ce qui reste obscurci - car moins “politiquement correct”- c’est le profond mépris pour celui qui apparait comme différent, que les opposants au mariage ont exprimé dimanche 13 janvier: c’est la dynamique de l’insoutenable rejet de l’Autre.
Le débat a montré à quel point la sexualité est politique. Elle n’est plus - si elle l’avait jamais été - confinée à la sphère intime.
Les arguments lancés de part et d’autre – surtout du côté droit, décomplexé de l’échiquier politique - semblent démanteler ou, dans tous les cas, remettre en question un à un, les mythes fondateurs de la République : la supposée « laïcité » de l’espace public et l’idée «d’égalité », piliers prétendus de la République.
Plus encore, la discussion a des élans de psycho - drame, voir de catharsis collective. Beaucoup expriment leurs anxiétés, leurs inquiétudes, des colères, des incompréhensions, peut être même des frustrations. Le conflit a ici quelque chose de libérateur.
La discussion a surtout portée sur (la bonne) définition du « mariage» et de la « filiation ». Le mariage est conçu généralement comme une institution qui par définition ne peut unir qu’un homme et une femme. Cette altérité homme/femme au coeur de l’institution est paraît-il au fondement même de notre civilisation occidentale chrétienne. Les arguments occultent ainsi l’histoire de l’Église qui dans le Moyen Âge permettait, voire encourageait, l’union entre les partenaires de même sexe (note 1)
Sur le terrain de « l’égalité », pas vraiment d’arguments du côté des opposants, à part celui qu’aucune discrimination n’existe ici, puisque les personnes “d’orientations homosexuelles” ont bien le droit au mariage … et tant pis si ce n’est pas avec la personne de leur choix. Les histoires familiales ne sont-elles pas déjà remplies de ces formes d’union non souhaitées? On fermera les yeux, on taira les secrets, mais l’institution du mariage sera sauvegardée!
Quant à la filiation, on se soucie d’abord et avant tout de l’intérêt de l’enfant sans qu’il soit toujours clair pourquoi il serait réalisé dans une famille définie de manière aussi vague que “famille avec une maman et un papa”.
Ce qui est toutefois absent du débat est que certaines de ces questions qui troublent autant les participants à la manifestation, sont dans une certaine mesure déjà réglées par le droit ou peuvent l’être à l’aide d’argumentations adroites et de juges courageux. Les arguments et les textes ne manquent pas au juriste. Le régime des droits de l’Homme et les textes européens permet d’une part aux personnes “d’orientation homosexuelle” d’adopter des enfants et d’autre part assurent, sous certaines conditions, la protection du partenaire dans un nombre de domaines. (note 2)
The day after... et le mépris de l’Autre
Le projet de loi sera adopté et l’apocalypse n’aura pas lieu – pour le meilleur ou pour le pire.
L’effondrement n’aura pas lieu, parce que d’une manière ou d’une autre il a épousé notre quotidien et ceci malgré toutes les avancées politiques et juridiques présentées comme historiques.
Ce que révèle le débat sur “le mariage pour tous”, en opposant le “nous” à “eux” est en réalité ce qui marque l’espace politique actuel : un profond mépris pour celui qui apparaît Autre. Ce qui dérange en fait c’est précisément que ces individus ont une voix, qu’ils se montrent, exigent qu’on change “notre” code civil et qu’on remette en cause “notre” modèle familial.
Dans un tel contexte, le mieux qu’on puisse espérer alors, c’est qu’au nom de “leur” tolérance “nous” obtenions quelques changements en espérant qu’un jour l’Autre - la personne qui “manifeste” ou “adopte’ une “orientation homosexuelle” sera acceptée dans toutes ses complexités, différences et similitudes.
Un peu de protection ici, un droit de mariage concédé par là, une reconnaissance de l’adoption effectuée à l’étranger…
C’est bien cela qui pose problème : tolérer c’est déjà admettre la séparation, le dégoût pour l’autre qui ne sera jamais véritablement accepté. Tolérer c’est le mécanisme par lequel on apprend à faire face à ce que moralement on condamne et abhorre. La tolérance tient lieu de la charité(note 3) qu’on prodigue si on le souhaite et sous condition.
Il ne s’agit pas ici d’être contre le mariage pour tous. Comme d’autres, je pense toutefois que « le mariage n est qu’un leurre». Il est une illusion qui pour un temps apaisera ceux qui combattent pour une société plus juste et plus ouverte.
L’insoutenable rejet de l’Autre lui est permanent et c’est à cela qu’il faut s’attaquer, sans compromis et sans relâche.
On dira qu’il n’y a pas lieu d’exagérer : on est bien loin de l’époque, tout du moins dans le monde Occidental, où ces individus identifiés cliniquement comme “déviants” et “pervers” étaient enfermés, soumis à des traitements cruels, ou l’on pouvait sans impunité, comme cela est le cas encore dans de nombreux pays, tuer et maltraiter ceux qui s’adonnent (ou dont on soupçonne qu’ils s’adonnent) à des plaisirs “contre nature”. Nous avons fait des «progrès » en la matière.
L’argument en soi a quelque chose d’intellectuellement décevant : soyez heureux et satisfaits, cela pourrait être pire !
En réalité, les méthodes ont changé, mais la dynamique de l’exclusion elle, reste la même. Elle est plus diffuse, plus pernicieuse. Parfois, elle ne se donne pas à voir facilement. Elle doit être traquée et décelée dans les dires, les attitudes, la manière de poser les questions et d’articuler les idées.
Certains ont bien pris soin de souligner qu’il ne s’agit pas ici d’homophobie, mais simplement d’une conviction morale, qui repose sur la foi, l’anthropologie voire une “sensibilité”… “Être contre le “mariage gay” ce n’est pas être homophobe.” Ils ouvriront le carnet d’adresse, commenceront à compter tous leurs amis gays et les bars gays de la capitale qu’ils ont fréquentés. La connaissance du Marais sera leur caution.
Ils oublient souvent que la question du “pour ou contre le mariage pour tous” ne prend pas place dans un vide intellectuel, culturel et historique. Les discussions interviennent dans un espace qui est déjà fortement marqué et constitué par la stigmatisation des personnes qui affichent des sexualités différentes. Nombreux sont les penseurs, philosophes, sociologues ayant relevé que la pensée et la littérature occidentales ainsi que notre espace public sont traversés par cette dichotomie hétéro/homo et par la prévalence d’un modèle de couple : marié, hétérosexuel et monogame qui irrigue nos institutions et donc l’espace public et privé.
Ainsi, ce mépris pour l'Autre influence les politiques publiques et peut avoir des conséquences dramatiques. L'émouvant, récent documentaire de David France "How to survive a plague" (2012) le montre admirablement bien. France présente le combat acharné mené à la fin des années 80 par les activistes de Act-Up, afin d'obtenir de l'État américain les traitements contre la maladie du SIDA, qui à l'époque faisait des ravages au sein de la communauté.
L’emploi même du terme “homosexuel” ou “orientation” (et peut être désorientation) homosexuelle démontre déjà le mécanisme violent de la stigmatisation. C’est le vestige et la reproduction du moment où l’homosexuel devient “une espèce”, définie par sa sexualité qui elle, devient sa “nature singulière”. Il ou elle seront les seuls à être réduits à cette dimension de l’expérience humaine. Leurs comportements, désirs ou pulsions intriguent. Ils ont quelque chose de mystérieux qui en fait des objets de fascination et de répulsion.
La dynamique de l’exclusion se poursuit lorsque pour être acceptable, il faut épouser la rhétorique du modèle dominant ou en adopter des traits qui alors nous vêtirons de respectabilité. Les activistes sont souvent là, pris à leur propres jeux: la stratégie adoptée est celle d’atténuer les différences pour obtenir des avancées. L’alternative, plus radicale, qui supposerait de défendre l’altérité dans toute sa complexité, a souvent, elle, des coûts politiques, non-acceptables, au moins, pour l’instant.
Souvent, on cite la série télévisée culte “ Will & Grace” comme l’une des premières à avoir brisé le tabou en mettant en scène Will qui est ouvertement homosexuel. Mais Will représente une des images de la communauté: il est blanc, il est avocat, a fait ses études à Columbia University, et vit à New York. Il est loin des backrooms, de la promiscuité, Will n’utilisera sans doute jamais grinder. C’est à condition que l’image soit aseptisée, qu’elle se rapproche du modèle dominant, qu’elle deviendra respectable et que le sujet sera “toléré”.
Les comportements individuels sont toutefois nombreux et différents, et les désirs s’expriment de multiples manières. Il est en réalité parfois plus difficile de tracer des lignes qui “nous” séparent d’“eux”, et c’est peut être aussi la peur de cette instabilité ressentie, qui s’exprime dans les slogans entendus dimanche.
“Le mariage pour tous” est une avancée pour ceux qui combattent pour une société où chacun aura la possibilité de se réaliser, et surtout pour ceux qui font le choix de cette forme d’union. En cela la réforme doit être soutenue et défendue, non pas seulement au nom du principe d’égalité mais plus fondamentalement encore au nom du respect que l’on doit à l’Autre dans toute sa différence.
Toutefois, le projet de loi s’inscrit aussi dans une logique qui occulte la multiplicité d’attitudes et en cela “le mariage pour tous” ne remet pas en cause la profonde dynamique d’exclusion qui est à l’oeuvre quotidiennement. “Le mariage pour tous” n’est qu’une timide avancée.
Ce contre quoi il faut lutter c’est la stigmatisation et le mépris, que, par raccourci, on appelle l’homophobie. Elle change de forme et se transforme pour se donner un nouveau visage, plus respectable. Peut être que c’est exactement cela l’enseignement de la manifestation de ce dimanche.
note 1
Voir également sur le sujet l’étude de l’institution d’ affrèrement présente en France à partir du Moyen Âge jusqu’au fin du XVIème siècle. Il s’agit là d’un contrat par lequel les inditividus ayant des liens familiaux ou non organisaient le partage de leurs ressources économiques, se faisaient mutuellement héritiers de leurs biens et déclaraient le lien d’affection qui les liaient. L’étude montre que le contrat était conclu afin de légaliser des relations d’affection et des relations économique nouées entre deux hommes n’ayant aucun lien de famille entre eux. Allain A. Tulchin, “Same Sex Couples Creating Households in Old Regime France, the Uses of the Affrèrement” Journal of Modern History,2007, pp 613-647
note 2
Kozak c. Pologne, CEDH (2010); E.B. c. France 22 Janvier 2008; CJUE affaire Maruko , C-267/06(2008) et affaire Romer C-147/08( 2011).
note 3
Jacques Derrida, Philosophy in a Time of Terror, Dialogues with Jurgen Habermas and Jacques Derrida, by Giovanna Borrdaori, Chicago University Press, 2004.
note 4
Michel Foucault, L’Histoire de la Sexualité, La Volonté de Savoir, Gallimard, 1994.