À l’abri
Texte : Benjamin Billiet
Illustrations : Sophie Yin
Après un quart d’heure de marche Machin bifurque dans une ruelle minuscule, puis s’immobilise face à une piteuse porte en bois.
– Il y a une entrée sur le boulevard, explique-t-il à Antoine en chuchotant, mais elle est trop voyante. Vaut mieux passer par là. Si tu continues jusqu’au bout de la ruelle, tu arrives sur la Grand’Place.
A ces mots, il retire du mur une tige de métal à peine visible qui sert à maintenir la porte fermée.
– Entre vite.
Ils pénètrent dans un jardin broussailleux. Machin ferme derrière lui en poussant un bloc de pierre puis indique l’entrée de la maison, quelques mètres plus loin.
À l’intérieur, il fait sombre. Des braises rougeoyantes permettent toutefois d’avancer sans trébucher. Machin allume une dizaine de petites bougies rouges, réparties dans la pièce, et une grosse, semblable à un cierge pascal. Une pièce étrange se dévoile sous le regard d’Antoine, très large et peu profonde. Sur les murs, des lambeaux de tapisseries évoquent une époque plus faste, mais les motifs décoratifs qu’ils portaient ne se lisent plus. Une grande cheminée attire le jeune garçon. Il s’y consume lentement une chose qui ne peut pas être une bûche. De forme arrondie, et plus petite qu’une balle de handball, de longues fibres y sont accrochées. La voix mal assurée, Antoine demande de quoi il s’agit.
– Des noix de coco. J’en ai trouvé un plein sac quand je suis arrivé ici. Complètement gâtées par l’humidité… Alors je les mets au feu. Ça chauffe pas beaucoup, mais des fois elles pètent. Doit y avoir du gaz dedans. Paul bondit à tous les coups. Ça l’entraîne à rester vigilant.
– Paul ?
– Ah oui, tiens, t’as raison. Vu que tu vas dormir là, je ferais p’têt bien de te le présenter. Tu sais, on reçoit si peu de monde qu’on en oublie les bonnes manières.
D’une voix rocailleuse, il appelle Paul, mais aucune réponse ne se fait entendre.
– Il doit dormir là-haut, comme toujours, dit Machin qui pointe sa main derrière lui, en direction d’un grand escalier de bois. Il reprend : c’est pas grave, tu le rencontreras quand il le voudra bien.
À la lumière des bougies, Antoine se risque à détailler les traits de Machin. Son visage est plein, avec des joues boursouflées qui lui ferment presque les yeux et leur donne un air bridé. Ses lèvres disparaissent sous une barbe drue et une moustache abondante. La limite entre sa barbe et sa chevelure n’est pas visible. Usés comme ils le sont, cheveux et poils semblent être de même nature. L’homme n’est pas gros mais il est massif, comme fait d’un bloc, sans articulations. Ses pieds, emballés dans des tissus, paraissent énormes.
– Tu as faim ou soif ? Si tu veux boire, les robinets fonctionnent. Je ne suis pas le premier à squatter ici. Il y avait de l’eau quand je suis arrivé. Enfin je te dis ça, mais avec le froid qu’il fait, la tuyauterie peut être gelée.
– Pas soif, répond Antoine. Je voudrais juste dormir. Si t’as une cigarette, je veux bien aussi.
Le clochard fouille dans les poches de son pantalon et en extirpe une boite métallique. Une poignée de mégots y sont enfermés. D’une main, Machin les presse et récupère le tabac qui ne s’était pas consumé. Il sort ensuite un paquet de papier à cigarette, et roule le tout d’un geste précis. Il s’apprête à fermer la clope d’un coup de langue lorsqu’Antoine l’interrompt :
– Si tu permets, je vais la lécher moi-même. C’est déjà bien assez de fumer des trucs ramassés sur le trottoir.
– Comme tu veux mon prince, mais si tu fumes ma roulée, prends pas cet air dégouté. Je t’oblige pas.
Antoine tire une longue bouffée puis tousse.
- C’est sec !
– Ouais. Normalement je prends le temps de vider les mégots dans un sachet avec un bout de pelure d’orange ou de carotte. Ça garde le tabac frais comme de la bouse d’éléphant !
– De la quoi ?
– Bouse d’éléphant. C’est tellement gros que ça mets des plombes à sécher à cœur.
– Mouais… t’as jamais les moyens de t’acheter ton tabac ?
– Pour quoi faire ? Je trouve tout ce que je veux par terre. Parfois, les gens fument à peine la moitié de leurs cigarettes. J’ai juste à m’acheter des feuilles à rouler. Quand j’en ai pas, y me reste toujours la Bible que m’ont donnée des témoins de Jéhovah.
– Mais ça te pose pas de problème de pas avoir de fric ?
– Non. J’imagine que tu es allé à l’école ? On t’a enseigné la grammaire, les temps composés, les auxiliaires…
- Avoir, être.
– Bravo patron !… Bref. En principe, on t’apprend les deux, mais en pratique, quand tu sors de l’école, tu connais surtout « avoir ». Moi j’ai décidé de rééquilibrer : je suis autant que j’ai.
Le visage d’Antoine affiche l’incompréhension.
- Pas besoin d’avoir de trop pour être !
- Ok… Tu veux pas me donner ton cours de grammaire demain ? Je suis un peu fatigué là.
- Oh je suis pas susceptible. Si je t’intéresse pas, je m’en fous, j’ai l’habitude… La chambre d’ami est à l’étage.
– J’préférerais dormir en bas.
– Ah ? T’as peur de Paul ? C’est un bon chien, tu sais, il n’est pas méchant.
C’est qu’ce matelas, c’est l’mien… Enfin, si c’est ce que tu veux, ça ne me dérange pas. Les deux matelas sont aussi mauvais l’un que l’autre… Je te laisse choisir tes couvertures. Comme tu peux le voir, j’en fais collection. Ça c’est quand même un truc à toujours avoir, si tu veux être encore là demain.