aco Ignaçio Taïbo II* a écrit, je crois bien, qu'un homme regardant la télévision trois jours durant serait assuré de devenir fou. Du moins, je suis sûr qu'il l'a pensé très fort.
Ceci n'est nullement un liminaire résumé de ce que je vais expliciter mais une reconnaissance évidente de la puissance de l'écran et, surtout, une introduction à un phénomène que j'ai constaté autour de ma télévision. Il peut naturellement paraître subjectif à ceux qui ne me connaissent pas. Paco Ignacio Taïbo II ne m'en voudra pas de l'utiliser comme caution, je suis un de ses lecteurs admiratifs, voire envieux les jours où je n'ai pas une idée juste de moi-même.
Non pas que je sois collé en permanence à ma télévision, je l'allume en général pour zapper pendant que mon esprit s'occupe à vaquer dans des chemins de traverse. Je dois reconnaître que je la branche également pour oublier mon voisin du dessus qui a une certaine tendance à repenser furieusement sa décoration chaque jour. Les talents créatifs ont tout droit de s'exprimer, naturellement, mais l'homme est particulièrement expansif.
Ma télévision n'est pas un modèle récent mais le phénomène n'a rien à voir, j'en suis sûr, avec la sophistication des composants de la machine. De toute façon, je n'ai pas l'envie, ni les moyens d'en changer, même si l'appareil a tendance parfois à s'interrompre ou traîner sur les couleurs.
Ce n'est pas très gênant, à vrai dire. Sauf quand je suis en train de lire, puisque il faut bien que je m'occupe si les programmes n'atteignent pas un degré d'intérêt suffisant. Je ne suis pas forcément exigeant, je suis même bon client pour les jeux et autres exploits d'équipes naufragées autour d'un totem, sans parler des téléfilms dont l'intrigue récurrente me permet de deviner qui va vaincre à la fin sans forcer outre mesure mon imagination.
Le phénomène se produit, je l'ai donc constaté, quand je suis en train de lire. Je suis maintenant rodé et je corne la page rapidement sans ronchonner ni accuser in petto mon voisin artiste, ce que j'avais tendance à faire en expulsant quelques onomatopées. C'est un homme sans doute bien élevé et il n'a jamais tenu compte de ces débordements.
J'ai, de toute façon, vite réalisé qu'il n'était pour rien dans ce qui se produisait, pour une bonne et simple raison. Le phénomène se développe d'une double manière qui ne laisse aucun doute sur le responsable. La responsable, devrais-je dire, puisque ma télévision est à l'origine de ce qui se produit de plus en plus régulièrement.
Venons-en au fait. La lumière baisse, de manière régulière, sans que je n'y sois pour rien. J'ai vérifié les plombs et le compteur. L'installation est solide et je ne suis jamais hasardé à poser une dérivation soulageant mes factures d'électricité mais possiblement responsable de la fluctuation de la luminosité. Non, ce n'est pas mon genre, je suis aujourd'hui un citoyen tout à fait conscient de ses devoirs sociaux et j'ai de quoi payer mes factures, la plupart du temps.
La deuxième partie du phénomène ne laisse pas de doute sur le coupable, je l'ai dit. Je m'en explique. Quand la lumière se met à baisser, ma télévision, sans bouger ou se transformer comme pourrait l'imaginer quelques personnes à l'imagination trop nourries de récits fantastiques ou enfiévrées par leurs expérimentations décoratrices, ma télévision, donc, gagne en relief.
Bien sûr, elle a déjà un relief évident comme tous les objets présents sur la planète. En réalité, ce sont les personnages, les scènes et les voix qu'elle véhicule qui accède à une sorte de concretude supérieure.
Je n'ai pas l'habitude de plaisanter, sauf dans les situations où il est permis et même parfois souhaitable de le faire. Mon esprit n'est pas conçu pour former des idées fantasques et encore moins mutines, même si quelques tentations me viennent parfois. Je suis un homme responsable et reconnaît volontiers que l'excès nuit en tout, ce que j'ai tenté, d'ailleurs, de développer auprès de mon voisin. Passons.
Pour résumer, l'univers qui me vient par les canaux télévisuels gagne une singulière réalité quand la lumière baisse dans mon appartement. La relation entre les deux parties de ce phénomène marque l'évidente responsabilité de ma télévision.
Je ne crois pas qu'elle ait d'intention particulière à mon égard. Les choses demeurent ce qu'elles sont et l'on ne saurait raisonnablement pressentir une quelconque malveillance chez celles-ci, pour l'évidente raison que l'humanité s'arroge ce privilège de nuisance depuis des temps immémoriaux. Il suffit de regarder autour de soi pour la voir à l’œuvre de manière toujours inventive.
Je ne suppose pas non plus chez elle une tendance à la manipulation. Il faut voir comment s'animent, s'incarnent ces héros et héroïnes que quelques minutes auparavant je trouvais sans consistance en pleine lumière. Le phénomène est spontané, c'est évident.
C'est un spectacle qui m'inquiète un peu, je le reconnais, mais me fascine également. Les personnages d'une troublante façon semblent s'approcher, leurs gestes gagnent en présence, leurs voix en profondeur et je m'attends presque à marcher soudain sur le sable d'une plage ou interpeller tel inspecteur maculé de sang, lancé dans la nécessaire poursuite d'un serial-killer machiavélique. Je m'extirpe parfois de mon fauteuil et m'approche de ce qui semble être une porte sur une réalité augmentée. Je touche l'écran, il est toujours froid mais la passionnante virevolte des personnages semble presque m'entourer. Suis-je à leur côté comme un double fantomatique ? Je ne suis pas loin de le ressentir. Il vont m'interpeller et je vais sans doute devoir aller nettoyer leurs armes ou m'asseoir à côté du totem pour les encourager. La joie de participer me galvanise. Ils tournent autour de moi, je tourne avec eux et je vais enfin comprendre ce miracle qui survient, prendre ma part de cette épiphanie qui me laissera à jamais différent...
Bien sûr que la lumière ne varie pas, chez moi. Et ma télévision est tout à fait ordinaire, dans le genre vieux modèle encombrant avec bruit de fond qui se surajoute à celui descendant de l'étage supérieur.
Je ne vois pas comme je vous vois les héros de ces téléfilms aux intrigues laborieuses, ces personnages presque touchants à force d'être prévisibles. Je certifie qu'ils ne m'attirent nullement loin du monde réel pour m'inclure dans leurs activités. J'avoue que parfois j'apprécierais, pour échapper à la musicalité de mon voisinage ou aux lignes de force d'une existence dont je mesure aujourd'hui clairement les directions et les limites.
Il est cependant vrai que la télévision, même encore, me fascine. Plus exactement, les écrans. Pas de doute, je succombe à leur lumière. C'est une première hypothèse sur les racines de cette attraction renouvelée.
Sur les images que me collait dans les mains ma mère quand elle m'entraînait au temple pour nourrir ma jeune foi et m'endurcir à l'ennui profond des assemblées de dévots, on voyait toujours les saints et autres êtres divins entourés de lumière ou au moins nantis d'une belle auréole brillante.
Dans ma télévision et dans mon ordinateur, qui n'en demandait sans doute pas temps, je vois peut-être l'incarnation animée et renouvelée de ces créatures dont la beauté et la sérénité atteignaient, dans la lumière sacrée qui les entourait, les nourrissait, une dimension supra-humaine qui me saisissait.
Faut-il remonter encore plus loin, à la source ?...Quand nous avons ouvert les yeux sur le monde, ce n'est pas le monde qui nous a frappé d'entrée mais sa luminosité et, presque en même temps, ses couleurs. Je rejoue avec mes écrans une scène primordiale et au fond de moi un bébé n'arrête pas de s'émerveiller à la lumière du jour, à la lumière du monde.
Pour l'adulte que je suis, où à peu près, l'écran oblige à s'arrêter, à s'asseoir. A se poser, donc. Pause dans la course, dans cette course éternelle et épuisante qui nous entraîne. Enfin échapper un moment à cette exigence permanente de multiples activités et productivité à laquelle on soumet l'homme contemporain. Le temps suspend son vol de nos énergies. Sans nous reposer forcément, nous reposons en face de notre télé, de notre ordinateur, parfois des deux. Subtil transfert de culpabilité, les deux machines prennent en charge l'activité et le temps « plein » corrélatif, la course. Sur l'écran ça défile en permanence, émission après émission, émotions après émotions. Ouf, je peux me retirer quelqu'un fait à ma place. Et donc, je suis encore dans la course puisque c'est mon écran et que le privilège de l'animer me revient.
En attendant, je paresse. Mes facultés cognitives sont en pilotage automatique. Mon esprit voit tout autre chose que ce que mes caméras oculaires balayent. Il s'attarde sur le soutien-gorge de la si froide inspectrice du commissariat de la vingt-sixième rue de New-York, note le modèle qu'on ne trouve pas chez nous de la voiture du malfrat, ou s'attarde sur les expressions désuètes de la femme au foyer. Toutes perceptions libres qui l'envoient se promener dans ses associations intérieures ou il furète avec plaisir ou douleur, tandis qu'en pilotage automatique quelque instance suit le déroulement linéaire du téléfilm, du documentaire ou du talk-show.
Même chose avec la vidéo sur l'écran de l'ordinateur, ou l'article du penseur à la mode avec deux cent cinquante-six commentaire accrochés, sur le site qu'il est bien d'avoir en Favori...
Avec un peu moins de puissance anesthésiante, puisqu'il faut être plus « actif » à l'ordinateur du fait de la souris, le décrochage est identique. On surfe avec la même dissociation entre notre être manifesté et le « vrai » qui perçoit et colorie sa réalité avec une autre temporalité et d'autres exigences que celui qui est à la surface, me semble-t-il, malgré l'impression d'être incomparablement plus actif avec l'écran d'ordinateur.
Devant les écrans nous sommes en distance, non-acteurs, rendus à nous-même qui sommes fondamentalement toujours en train de nous remettre à bricoler une réalité pour notre personne. Notre personne, composée de l'individu en front line de la réalité et du vivant qui reconnaît et réorganise son réel avec un autre ordre pour d'autres objectifs, dans une collaboration au mieux erratique avec cet individu qui voudrait l'ignorer mais compose en permanence.
Devant les écrans, c'est la vue qui domine...Ce dont parlera la suite de cet article.