La critique de l'égoïsme comporte de nombreuses contradictions et porte sur une caractéristique fondamentale de l'être humain. Il est nécessaire de comprendre l'égoïsme pour le réhabiliter.
Par Jacques Roberts.

L’égoïsme est aujourd’hui de ces concepts qui sont les plus vilipendés et dénoncés par la plupart des gens. Pourtant, les gens voient rarement la contradiction dans le fait de dénoncer l’égoïsme, car se plaindre qu’autrui est égoïste, c’est fondamentalement faire preuve d’égoïsme soi-même. Qui n’a jamais entendu une personne réprimander l’égoïsme d’un individu sous prétexte que celui-ci ne penserait pas aux autres ? « L’égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi », comme disait peu ou prou l’autre.
Les partisans de l’objectivisme et de l’égoïsme rationnel randiens le savent bien ; l’égoïsme est une constante du caractère humain et tout comportement est finalement égoïste. Quid de l’altruisme, me direz-vous ? L’altruisme consiste à mettre les autres avant soi, à œuvrer pour le bien d’un groupe, d’un ensemble, en faisant fi, nous dit-on, de sa propre personne. Pourtant, que fait l’altruiste sinon s’auto-gratifier par un acte d’abnégation – qui n’est en fait pas un – en satisfaisant son besoin d’être reconnu par le biais de l’aide apportée à autrui ? Que fait celui qui consent à un nécessiteux une aumône, si ce n’est finalement se dire qu’il a fait une bonne action et a aidé quelqu’un qui avait besoin de lui ? Il ne fait, en fait, que s’auto-gratifier et s’auto-congratuler d’avoir aidé autrui, de s’être rendu utile, ce qui renforce son amour propre et son estime de lui-même. L’acte ainsi réalisé est par conséquent parfaitement égoïste dans ses fondements, quelle qu’en soit par ailleurs la conséquence sur autrui. Cette réaction est souvent inconsciente, mais elle demeure toujours en filigrane de nos actions.
Le travailleur qui dit œuvrer pour le bien de son équipe retire une auto-valorisation du fait d’avoir pu aider ses coéquipiers, voire d'avoir abattu davantage de travail. Poussons le concept encore plus loin ; l’amour est aussi un acte égoïste. L’être humain a généralement besoin – excepté les cas de sociopathie chronique – d’être reconnu, avec des variantes selon l’individu bien entendu, d’être aimé et approuvé, notamment par son compagnon. Le bien-être habituellement ressenti dans ce type de relation découle d’un sentiment d’importance retiré de ce qu’autrui nous aime et nous considère au point de vivre avec nous. C’est avant tout pour soi-même que l’on aime. Certains démentiront, dénonceront cette abominable hérésie dans une société qui rejette l’égoïsme, à défaut de comprendre ce qu’il signifie réellement. Pourtant, le fait de tenir à quelqu’un, de craindre pour lui, de pleurer la mort de cette personne, tous ces actes et comportements sont en fait la conséquence de la peur de se retrouver seul, de l’appréhension des suites de cette perte, de l’impact que cela aurait pour soi-même.
Faut-il rejeter l’égoïsme, ou plutôt le nier, à défaut de pouvoir l’éradiquer – tant il est un trait humain ? Les collectivistes de tous poils ont ainsi fréquemment prétendu créer un « homme nouveau », mettant en application des théories adossées à des postulats inexacts quant à la nature humaine qui connait un certain nombre de constantes malgré les variantes rencontrées chez différents individus. Ces tentatives finirent dans l’échec le plus total et, souvent, avec un lourd bilan humain. Quand certains communistes se gargarisent de slogans « l’être humain d’abord », ils ne comprennent pas ce que cela implique. Leur vision de la société est entièrement basée sur la construction d’une société collectivisée où l’individu est soumis à la volonté du groupe, généralement dirigé par une caste qui est la vraie bénéficiaire dans ce type de système. Ils prétendent ainsi défendre l’individu, mais la conséquence de l’application de leurs préceptes est en fait la suppression de l’individualité et de la liberté de chacun à exister et mener sa vie comme il l’entend. Devons-nous donc nier ce qui est un fait établi ou plutôt bâtir une théorie qui prend en compte ce que les hommes sont dans toute leur diversité ? Ne serait-il pas plus pragmatique de partir d’axiomes établis pour examiner le monde, à l’instar des enseignements de l’Ecole de Vienne qui s’appuie abondamment sur la praxéologie (l’étude des comportements humains) ?
Faut-il rejeter l’égoïsme ou l’assumer ? L’égoïsme, il est souvent dit, serait une mauvaise chose en soi. Comment peut-on défendre de manière cohérente la vision qui consiste à dire que l’on recherche l’ « intérêt général », dont on ne sait jamais trop ce qu’il peut recouvrir, tout en refusant l’égoïsme ? Par définition, il faudrait entendre par « intérêt général » une vision idyllique dans laquelle les intérêts individuels convergeraient et aboutiraient à la satisfaction de tous les égoïsmes individuels. En cela, rejeter l’égoïsme n’est pas exactement cohérent. Par ailleurs, les porte-étendards de l’ « intérêt général » sont souvent ceux qui habillent, fourbissent des plus beaux atours leur propre égoïsme pour faire croire à autrui que leur satisfaction entraînerait des effets bénéfiques pour le plus grand nombre.
L’égoïsme n’est pas forcément un mal, nonobstant son inéluctabilité, y compris dans une Weltanschauung résolument collectiviste. En effet, un individu aura fréquemment tendance à penser à autrui une fois que sa propre situation sera plus stable et assurée. Qui peut penser à autrui le ventre vide, sans emploi, dans un état de vulnérabilité forte ? Des individus plus sûrs d’eux-mêmes et de leur sort, dans des limites raisonnables, seront plus à même de se préoccuper d’autrui et de faire montre de solidarité. Par cela, il faut entendre la solidarité dans son acception originelle, à savoir l’aide volontaire apportée à autrui, ce qui n’inclut évidemment pas les prélèvements par le biais de la coercition étatique. L’égoïsme, quand on lit correctement le terme, c’est la priorité donnée à ses propres objectifs, ce qui n’implique pas a priori d’incompatibilité avec les objectifs d’autrui, ni une propension à ignorer totalement ceux-ci.
Un égoïste rationnel se rendra généralement compte que la poursuite de ses propres objectifs peut potentiellement être facilitée par des compromis avec autrui ou une attention accordée aux aspirations légitimes de l’autre – i.e. dans la limite du principe de liberté négative : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais que l’on te fit », selon la règle d’or chrétienne. Comment expliquer autrement que des patrons payent davantage des salariés qu’au prix du marché, si ce n’est par le fait qu’ils se rendent compte qu’il vaut mieux avoir une main d’œuvre plus motivée ? Comment interpréter autrement le fait que Google fournisse des instruments de relaxation à ses employés ? En quoi l’égoïsme serait-il donc mauvais par définition puisqu’il aboutit dans ces cas à une convergence d’intérêts individuels, bien mieux que ne pourrait le faire un État essayant d’habiller tout le monde en taille 38 alors que seuls une infime minorité d’individus font cette taille, conformément à la maxime du collectiviste : one size fits all.
Dans une économie de marché et une société libérale, on ne peut retirer un bénéfice qu'en offrant à autrui un bien ou un service que celui-ci valorise assez pour l’acquérir. Les adversaires du libéralisme déplorent en général ce qu’ils appellent la « marchandisation » des rapports ou la « monétisation du lien social ». Pourtant, la même logique s’applique aux interactions humaines. Si j’aime quelqu’un, c’est avant tout le « je » qui ressort ; je veux être avec cette personne, je me sens bien avec elle, je ne veux pas qui lui arrive de mal. Si je ne l’aimais pas, je ne serais pas avec elle. Quoi que l’on en dise, cela fait beaucoup de « je ». Pourquoi dès lors aller aider gratuitement son voisin infirme à tondre sa pelouse ? La personne qui fera cela aura tout simplement l’impression d’avoir fait une bonne action et d’avoir pu aider autrui, ce qui renforcera son amour propre. Et en quoi cela devrait-il être une mauvaise chose ? Clairement, un individu qui ne s’estime pas lui-même et n’accorde pas d’importance à ses propres objectifs – ce qui n’arrive que dans le monde imaginaire des collectivistes où chacun vit dans une Selbsthass kafkaïenne et seulement au travers d’autrui – ne serait pas le mieux placé pour tenir compte des souhaits et aspirations d’autrui, voire pour les comprendre tout bonnement.
Les personnes qui fustigent habituellement, pour ne pas dire oisivement, l’égoïsme d’individus ou de groupes plus ou moins artificiellement construits pour rentrer dans les cases bien ordonnées des formulaires de l’administration, sont généralement les mêmes que celles qui entendent imposer leur définition de l’ « intérêt général » et leur vision des choses au reste de la population d’un espace donné. Qu’est-ce donc que cela, si ce n’est de l’égoïsme – en plus de la vanité de détenir la vérité absolue et de prétendre passer outre la diversité des individus et de leurs aspirations ? Nous touchons ici au « je décide », qui est bien entendu un acte égoïste, car la personne en question le fera d’abord pour elle-même. En effet, sous couvert d’améliorer la vie d’autrui, mêmes les plus philanthropes – du moins en apparence – sont des égoïstes invétérés en cela qu’ils prennent une décision s’appliquant à d’autres, faisant ainsi le postulat qu’ils peuvent le faire. La philanthropie est fondamentalement de l’égoïsme, puisqu’elle consiste à vouloir aider autrui. Le fait de vouloir et d’exercer cette volonté est donc une expression de l’égoïsme, puisque nous retombons sur le « je ».
Quelle sorte d’individu s’arracherait le cœur sur le parvis d’un hôpital pour le donner, encore tout palpitant, à un patient à l’article de la mort ? Très peu d’individus à n’en pas douter. Quand bien même, un père désespéré s’ôterait le foie pour sauver sa fille, il n’en serait pas moins égoïste, car guidé par le désir de garder sa fille en vie et exerçant cette décision, parfois même au mépris de ce que sa fille aurait souhaité. Ainsi, toute décision est fondamentalement égoïste. Pourtant, la société persiste à voir cela comme un mal, voire à nier la réalité qui est que l’égoïsme est omniprésent et inscrit dans notre génome. C’est le résultat d’une propagande et d’une déformation éhontée des termes dont l’objectif est de tuer l’individualisme et d’imposer, y compris par la tyrannie du vocabulaire et de la réinterprétation socialiste de celui-ci, une seule vision collectiviste qui nie les individualités de chacun et entend discréditer la poursuite par chacun de ses intérêts individuels, poursuite entièrement légitime et naturelle, pour peu qu’elle n’empiète pas sur celle d’autrui. Ignorer l’égoïsme, c’est faire abstraction d’une composante inaliénable de l’être humain et se condamner à élaborer des théories fumeuses et fumistes qui ne conduisent qu’à des désastres en chaîne. C’est aussi ignorer que l’égoïsme fut et continue d’être un moteur de progrès en toutes choses, que ce soit en termes de dons, d’inventions nouvelles qui améliorent le quotidien de millions d’êtres et d’actes de solidarité. Les libéraux devraient donc militer activement pour la réhabilitation de ce terme, dérivé du bel ego greco-latin et qui signifie « je » dans ces deux langages, illustrant le triomphe de l’individu sur l’instrumentalisation de l’État par des groupes adorateurs du collectivisme le plus morbide.