Une
Contribution D’Agnès Giard
Avant, il y avait l'inquisition et le tribunal. Maintenant, grâce à
Internet, nous pratiquons quotidiennement le libre-échange des fantasmes… en
pensant, naïvement, que plus personne ne peut entraver nos désirs. Hélas. Dans Sexe Libris, Dictionnaire rock,
historique et politique du sexe, Camille dénonce et décrypte le
malaise actuel.
Sommes-nous réellement plus libérés que nos
grands-parents?
Interrogé
en mai 2012 par le magazine Sciences Humaines, le sociologue Jean Viard disait: «On fait en
moyenne 6000 fois l’amour (pour une productivité de deux enfants en moyenne),
alors que nos grands-parents faisaient en moyenne mille fois l’amour dans leur
vie (pour faire 10 enfants !).» Mais cela ne signifie pas que nous sommes
plus épanouis.
Camille (1), —fondatrice de la rubrique Rue
69 (consacrée au sexe et au genre) de Rue 89 et chroniqueuse de Sexpress sur le site de L’Express— est
une familière des nouvelles technologies, dont elle dénonce les tares avec une
plume vitriolée: oui, grâce à la wifi, nous pouvons géolocaliser tous les gays
«open» du quartier, acheter la culotte usagée d’une blogueuse ou s’offrir un quickie avec
un(e) inconnu(e).
Dans Sexe Libris, Dictionnaire rock,
historique et politique du sexe, Camille décrit les mille et une
manifestations surprenantes de la «modernité sexuelle», d’un oeil ironique.
Camille fait partie de ces personnes qui ont grandi en surfant et pour qui la
sexualité ne se cache plus, au contraire. Maintenant, «le bizarre est la
norme, la fantasme se partage, l’alcôve est ouverte et la protection que
procure à chacun le voile de l’anonymat fait le reste», raconte David
Abiker, qui préface le livre. Pour autant, Camille vit-elle dans un monde de
liberté?
Non,
et c’est ce que son dictionnaire explique: au détour de mots exotiques (chatroulette,
blanc bleu, gaydar) jouxtant des notions essentielles comme censure ou anonymat,
Camille nous plonge dans le paradoxe de cette révolution technologique qui
offre sur un plateau l’accès à toutes sortes d’informations sur le clitoris, le binge
sex, ou sur la manière de bifler une fille (de la gifler
avec une bite)… en même temps que le poison d’une répression puritaine larvée.
Un exemple au hasard? Apple. Saviez-vous que
cette firme avait été fondée par un homme (Steve Jobs) qui affirmait «vouloir
libérer l’humanité de la pornographie» ? «Bien que basé en Californie,
un Etat réputé plus permissif que les autres, Apple interdit allègrement toutes
les applications non conformes, explique Camille. Plus
explicitement est «non conforme» ce qui, de près ou de loin, a trait au
sexe . (…) Comme outil de censure, Apple utilise l’App store qui théoriquement
doit permettre d’accéder à l’ensemble des programmes développés pour le
téléphone. Mais la marque à la pomme s’est réservé le droit de ne pas accepter
une «appli» dans les rayons de son magasin virtuel et ce, de manière
arbitraire. On peut comprendre que des applications pouvant mettre en péril la
sécurité des données soient supprimées. Néanmoins, on s’interroge toujours sur
le danger qu’encouraient les utilisateurs d’IBoobs. Cette application
permettait d’observer une paire de sein remuant sur l’écran du téléphone au gré
des mouvements de l’appareil. Refusée par Apple, elle est revenue de façon
détournée sous la forme d’un pudding qui s’ébranle, comme une lourde poitrine,
quand on secoue l’IPhone».
Camille
rappelle, à bon escient, que jusqu’à l’avènement de l’euro, les Français
manipulaient (presque) tous des billets de 100 francs, ornés d’une femme aux
seins nus, sans y voir matière à se plaindre. Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple,
était également reproduit dans les manuels d’histoire pour les écoliers… Il ne
faudrait pas que le puritanisme anglo-saxon nous influence, suggère-t-elle, en
citant d’autres exemples de censure: au nom des bonnes moeurs, Apple aurait
ainsi demandé à l’écrivain David Carnoy qu’il révise le contenu d’un de ses
livres contenant le mot «fuck». Le dictionnaire en ligne de la société Myriad a
également été rejeté parce qu’il permettait de traduire des gros mots. Shocking !
Quant
au logiciel Eucalyptus il a failli ne pas passer la barre du casting: il
donnait accès à l’ensemble des données du Projet Gutemberg, une bibliothèque de
livres libres de droit, parmi lesquels… le Kama sutra. «Le tollé qui a suivi
la décision d’Apple a contraint la société à lever l’interdit dont elle
frappait Eucalyptus.» Parallèlement, la firme Apple avait approuvé la mise
en ligne d’une application destinée à guérir les
homosexuel(le)s de leurs tendances contre-nature.
Steve
Jobs est mort, mais pas sa politique d’épuration. Bien que le logo de la firme
représente une pomme croquée, symbole de l’accès à la connaissance et à la
sexualité (ça va ensemble), Apple continue sa censure, probablement «pour
préserver des millions d’utilisateur des flammes de l’enfer.» Imagine-t-on
qu’un kiosquier refuse de vendre des revues lestes, ou élimine tous les
magazines dont le contenu ne correspondrait pas à ses opinions politiques, afin
de protéger ses clients?
Sans
se préoccuper de savoir ce qu’ils censurent, les réseaux sociaux s’en donnent
également à coeur joie dans la sélection arbitraire des images que nous avons
le droit (ou pas) de voir. Un exemple au hasard: Facebook.
«Utilisé
par des centaines de millions de personnes pour l’échange
d’informations et de contenus, Facebook répond à une autorité de censure
endogène qui échappe aux Etats. Faisant de la pudeur une valeur
institutionnelle, l’entreprise américaine de Mark Zuckerberg n’hésite pas à
retirer toute image qui lui semble dévoiler une nudité indécente. Après avoir
censuré en 2011 L’Origine du monde, le tableau de Gustave Courbet
(2), Facebook a récidivé en 2012 en supprimant de la page du Centre Pompidou la
photo d’une oeuvre de Gerhard Richter, Ema, en hommage à Marcel Duchamp, où
l’on voit une femme nue, de face, descendre un escalier. La nudité ne sied pas
à Facebook, qui applique une politique beaucoup moins rigoureuse sur les
contenus violents et impose ainsi une vision américaine de la morale au monde
entier. Une source travaillant à San Francisco dans cet univers m’explique:
"Ce sont des gamins de 27 ans qui font ce qu’ils croient être le mieux
compte tenu des problèmes techniques et de la culture dans laquelle ils
baignent. Ils ne réalisent pas vraiment qu’ils structurent les normes sociales
du monde entier."».
Hélas,
ces gamins de 27 ans ne se contentent pas de répandre dans le monde le
puritanisme made in USA. Ils font pire. Ils se soumettent aux
normes morales des pays intégristes qui sont les clients potentiels des firmes
américaines… Avec l’arrivée d’internet, les gouvernements ont cessé de pouvoir
censurer la circulation des images et des informations. Sur le plan technique,
il est presque impossible à un Etat de censurer les échanges sur la toile. En
revanche, les entreprises émettrices de contenu ou de logiciels peuvent très
bien éliminer les données de leur choix. «La censure n’est donc plus et ne
peut plus être, en l’état actuel des moyens techniques, le fait du pays dans
lequel se trouve l’utilisateur, explique Camille.
Elle
devient par là-même la responsabilité des Etats d’accueil et des sociétés
émettrices. Ces dernières ont tendance à se restreindre au plus petit
dénominateur commun à tous les pays afin de s’exporter, ce qui, de fait,
élimine toute forme d’apparition de la sexualité.» Nous pensions
innocemment qu'internet nous libérerait… Hélas. A la censure religieuse et
juridique a désormais succédé la censure du merchandising, qui nivelle tout par
le bas. C’est qu’il s’agit de conquérir le monde, sans choquer personne. Les
marchands de high-tech veillent sur leurs intérêts. Ce sont eux qui nous
contrôlent maintenant.
Note 1/ Camille est peut-être une fille, peut-être un garçon. Elle-il se protège
derrière un pseudonyme d’internaute et surfe en se régalant d’observer la vie
des autres, avec une pointe de distance ironique et bienveillante. Dans cet
article, j’ai choisi de mettre Camille au féminin, par facilité.
Note 2/ L’artiste danois Frode
Steinicke est exclu du réseau social Facebook en février 2011 pour avoir mis
sur son profil le tableau de Courbet. Son compte est réactivé, moyennant des
«excuses» de l'artiste. Quelques mois plus tard, un internaute français est à
son tour exclu pour les mêmes raisons. Il porte l'affaire devant la justice
parisienne. Malheureusement pour lui, Facebook précise dans ses règles qu'il ne
reconnaît qu'au seul tribunal de Santa Clara, en Californie, la compétence de
juger ses éventuels litiges juridiques. Le 19 octobre 2012, La Tribune de Genève subit à son tour
la censure du réseau social. Un texte très sérieux sur la nymphoplastie est supprimé par FB parce qu'illustré avec «L'origine
du monde». «Fin 2012, donc, rien n'a
apparemment changé sur le front de la censure «facebookienne». Les règles du
réseau social en matière de nudité sont si strictes que même des sites sur
l'allaitement maternel se sont vus réprimandés pour quelques seins visibles. »,
raconte le journaliste de la Tribune..
Source :
sexes.blogs.liberation.fr