Dans un passionnant entretien, récemment publié dans l’excellente revue D-Fiction, Philippe Bordas, écrivain et photographe, évoque, entre autres, l’extrême singularité des écrits de Carlio Emilio Gadda. Gadda… Il n’en faut pas plus pour me retrouver immédiatement quelque part dans les Pouilles, assis à la terrasse d’un café, fasciné, hébété, transporté, par cette langue que je venais de découvrir et me donnait, brusquement, le sentiment de pouvoir tutoyer l’infini, traverser des océans à la nage ou triompher des pires tempêtes. C’était il y a longtemps, si longtemps... , avec Jade, juste avant que Violaine accepte, enfin, de nous rejoindre. Juste avant la mer immobile. Pendant l’été, éreinté de nuits tièdes. Avant que le monde ne s’écroule. Avant que nous ne soyons obligés de rentrer, tous les trois, au plus vite à Paris. Gadda… Bien sûr, chacun connaît l’Affreux pastis de la rue des Merles. Mais ce sont, plutôt, quelques extraits de son Journal que je préfère, ici, partager avec vous, mes ami-e-s… Sans doute parce qu’il me semble n’avoir, peut-être, jamais rien lu d’aussi effrayant sur la douleur d’écrire (extraits rassemblés par Jean-Paul Mangano in Le Baroque et l’Ingénieur. Essai sur l’écriture de Carlo Emilio Gadda. Ed. du Seuil) :
Tragique, horrible vie. Je ne veux plus écrire, le souvenir est déjà trop. Automatisme de mes gestes, sentiment de ma propre mort: que ma vie s'achève au plus vite. /…/ Le sort tragique a ignoré mon désir, mes espoirs les plus virils et les plus sincères; il m'a laissé là, à souffrir pour Lui [Enrico, le frère], à souffrir pour moi, dans un monde désormais blafard, dans une société envers laquelle je n'éprouve que du mépris. /…/ Au lieu de diminuer, mes souffrances croissent en nombre et en intensité; ma rage contre des quantités de choses et mes soucis augmentent; mes espérances ont disparu. On ne vit pas comme ça, on ne peut pas vivre. [ ... ] Il ne reste plus rien, hors le visage de la mort, que je voudrais proche et libératrice. /…/ Cette famille que j'ai adorée à une certaine époque, j'en ai par-dessus la tête, je sens que les liens les plus chers se dissolvent, qu'un destin maudit veut [ ... ] faire de moi un homme commun, vulgaire, rustre, bestial, bourgeois, traître avec lui-même, italien, adapté au milieu. /…/ Je ne noterai plus rien, puisque rien en moi n'est digne de souvenir, même à mes propres yeux. Ainsi s'achève ce journal. Milan, 31 décembre 1919. 22 heures. A la maison.