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C’est en lisant l’article « As Quebec decays, Toronto seizes greatness » (Alors que le Québec se détériore, Toronto s’imprègne de grandeur) de lord Black dans le National Post que le sujet de ce billet m’est venu.
Conrad Black est né au Québec. Diplômé, dans les années ’70, en droit à l’université Laval de Québec et en histoire à McGill, il achète le journal Sherbrooke Record qui dessert la minorité anglophone des Cantons-de-l’est. Ce sera le début d’une épopée extraordinaire durant laquelle il deviendra propriétaire d’innombrables et importants journaux canadiens, américains et britanniques, un baron de la presse. Il quitte le Québec pour Toronto et plus tard renonce à sa citoyenneté canadienne pour devenir citoyen du Royaume-Uni où il devient membre de la chambre des lords britanniques. Mais certaines de ses transactions d’affaires attirent l’attention de la SEC, l'organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers. En 2007, il se retrouve au milieu d’un scandale financier en rapport avec les entreprises de son holding et est traduit en cour pour fraude. En 2007, il écope de six ans et six mois de prison. On le libère sous caution en juillet 2010 et il attend le résultat de son appel à la condamnation, puisqu’il se considère innocent des charges portées contre lui. Black est aussi biographe et a écrit l’histoire de Maurice Duplessis, premier ministre du Québec et des présidents américains F. D. Roosevelt et Richard Nixon.
En tôle, Black écrit sur l’actualité politique et le National Post, qu’il a créé, reproduit ses textes. Depuis sa libération, il continue. Son plus récent, mentionné précédemment, a choqué un grand nombre de Québécois. Blogueurs et chroniqueurs francophones l’ont décrié. Black y explique les raisons de l’exode hors-Québec de 500 000 Québécois anglophones durant les années ’60 à ’90. Il blâme les pressions nationalistes, les hauts taux de taxes non-compétitives, la redéfinition sans fin de l’utilisation de la langue anglaise comme si c’était un privilège et que l’on peut amender sans cesse par des lois comme la loi 101, etc.
Plus de cent sièges sociaux de compagnies importantes et d'un grand nombre de leurs sous-traitants ont quitté le Québec. Le « brain drain » a coûté plus de 100 000 diplômés de nos universités qui nous ont quittés pour s’installer hors-Québec. Des hommes et des femmes d’affaires d’envergure, des professionnels expérimentés, des créateurs reconnus et autres de bon calibre nous ont laissé pour aller travailler ailleurs. Et je pourrais continuer… Mais mon propos n’est pas de ressasser tout ça, mais de poser la question : Et si les Anglais n’étaient pas partis ?
Mais avant d’attaquer directement cette question, on peut se demander si nos concitoyens anglais ont eu raison de nous quitter. Selon eux, leurs droits étaient bafoués, leur identité sociale diminuée, leur langue et leurs traditions attaquées malicieusement. À tort ou à raison, ils ne sentaient plus bien dans leur peau. Ils ont cru que l’air frais d’ailleurs leur permettrait de reprendre goût à la vie. Pour eux, le bonheur s’y trouvait, là était la liberté de faire ce qu’ils voulaient dans leur langue, là ils seraient respectés. Ils quittèrent la terre de leurs ancêtres pour mieux vivre sans contrainte. Pour aller vers ce rêve, ils ont laissé leurs parents, leurs amis, leur maison, leur milieu, leurs habitudes… Ce fut pour chacun une décision difficile à prendre. Je le sais car plusieurs étaient mes amis. Je m’imagine me retrouver dans une telle situation et comment ce serait douloureux de tout quitter. Il faut être vraiment découragé par ce qui se passe autour de soi pour en arriver à ce point. Ils l’ont fait.
Par contre, les a-t-on vraiment brimés dans leurs droits ? L’avocat québécois Christian Néron nous éclaire sur cette question. Diplômé en histoire et en psychopédagogie, il a réagit à l’article de Lord Black sur l’Aut’journal (http://lautjournal.info/) dans un article intitulé « Lord Black is wrong ».
Me Néron souligne qu’il n’y a pas de droit sans loi. Sa « genèse des droits linguistiques au Canada » nous ramène à la case de départ et à Louis XIV qui en 1663 fait adopter un « Édit de création » pour objet de mettre en vigueur dans la colonie, l’universalité des lois et coutumes qui ont cours dans le parlement de Paris. En matière de langue, le français devient la langue officielle de l’État et le roi l’impose comme langue des relations internationales, aux dépens du latin ».
En 1763, le Canada change de roi pour celui de l’Angleterre et de régime. Le statut de la langue française changera-t-il ? Non, car le gouvernement anglais applique une règle à l’effet que toute colonie acquise par conquête se doit de maintenir en place ses propres lois et coutumes à l’exception de celles contraires à la religion. Ils sont brillants, ces Anglais !
En 1774, le parlement de Westminster adopte l’Acte de Québec. Le français demeure la seule langue officielle du pays. La langue anglaise fait sa place dans les « usages », mais ce ne sont ni des lois ni des droits. Le français… était même favorisé par la « common law » applicable aux colonies de peuplement. Par contre, sur le plan judiciaire, l’Acte garanti pour la première fois des droits linguistiques aux anglophones de la province de Québec… et leur reconnaît le droit de conserver et de diriger leurs écoles sur une base confessionnelle.
En 1986, la loi sur la santé et les services sociaux permet aux anglophones de réclamer des services et des soins de santé dans leur langue.
Je crois que l’on peut conclure, comme Me Néron que les « humiliations » ressenties par les anglophones suite à certaines politiques linguistiques du gouvernement du Québec découlent d’une méconnaissance du droit et d’attentes irréalistes fondées uniquement sur des droits supposés ou imaginés. La loi 101 est légale et a été reconnue comme telle par la cour Suprême du Canada. Les anglophones n’ont pas perdu de droits et la langue anglaise a conservé tous ses attributs.
Lord Black ne tient pas compte de l’histoire des lois linguistiques au Canada et semble croire que les « usages » de la période coloniale anglaise tiennent lieu de lois et de droits.
Quant aux centaines de milliers d’anglophones qui sont restés au Québec, ils se sont adaptés et ont bien gagné leur vie. Ils ont vécu les changements linguistiques. Ils ont envoyé leurs enfants dans les écoles élémentaires et secondaires de langue française. Ils les ont vus plus tard fréquenter et marier un ou une francophone (50% d’entre eux l’ont fait)). Ils ont constaté que leur communauté est devenue à 70% bilingue. Ils ont respecté le français comme langue d’affichage, le travail en français et les autres conditions de la loi 101. Certes, ce ne fut pas facile et plusieurs ont regimbé, mais généralement tout est tombé en place. Aujourd’hui, ils sont généralement heureux. Cependant, ils s’inquiètent des ondes négatives qu’émet le nouveau gouvernement Marois. Ils sont surpris qu’il ne reconnaisse pas tout le trajet qu’ils ont parcouru en rapport avec leur adaptation à la langue française.
Et si les exilés n’étaient pas partis, où en seraient-ils ? Où en serions-nous ?
. Ceux qui sont restés nous démontrent qu’ils auraient eu les mêmes opportunités qu’ailleurs.
. La loi 101 serait toujours en vigueur et leurs enfants seraient bilingues et non unilingues comme ils le sont aujourd’hui.
. Leur vie familiale et d’affaires auraient été normales puisque les contraintes d’opportunités qu’ils appréhendaient ne se sont jamais réalisées.
. Montréal serait toujours la métropole canadienne et au lieu d’être au 17e rang mondial comme centre de services financiers, elle occuperait probablement une des premières places (Toronto est 3ième).
. L’importance et l’influence de Montréal au pays et dans le monde seraient demeurées intactes puisqu’elle serait la ville où les deux nations fondatrices du pays vivent ensemble.
. Avec les études, mieux préparés et plus expérimentés, les francophones feraient partie de la direction et du management des compagnies, quelles qu’elles soient. Ils participeraient activement et contribueraient également aux succès des entreprises canadiennes.
. La population de Montréal compterait un million de plus de résidents et la très grande majorité serait bilingue.
. Montréal à cause de ses facettes bilingues et la compétence de ses citoyens et citoyennes serait devenue un aimant capable d’attirer les compagnies étrangères voulant un pied à terre en Amérique.
. Les sièges sociaux des grandes compagnies se seraient multipliés, tout comme ceux des compagnies de sous-traitance qui leur fournissent services et produits.
. Les carnets de commandes des fournisseurs et des sous-traitants installés à Montréal augmenteraient considérablement puisqu’ils seraient situés à proximité des départements d’achats des sièges sociaux des compagnies.
. On n’entendrait plus, lorsqu’on veut placer une commande pour un objet particulier « c’est back-order Toronto ».
. L’offre d’emploi serait supérieure dans tous les domaines.
. Le nombre de payeurs de taxes seraient fortement augmenté, particulièrement dans la catégorie des plus hauts salariés.
. Avec plus de citoyens, le Québec aurait beaucoup plus de députés au parlement canadien et son poids y serait proportionnellement plus influent.
Et je pourrais continuer cette liste… Mais pour terminer, j’en ajoute un, qui me touche personnellement : l’architecture.
Avant la crise linguistique, Montréal a connu un boom architectural remarquable grâce à la collaboration des plus grands architectes du monde. Parmi ceux-ci, il y a eu la Place Ville Marie de l’architecte Ieoh Ming Pei, la ville souterraine de l’urbaniste américain devenu montréalais Vincent Ponte, l’édifice de la Banque Canadienne Impériale de Commerce de l’architecte britannique Peter Dickinson, la place Westmount de l’architecte américain Mies Van der Rohe, la tour de la Bourse des architectes italiens Luigi Moretti et Pier Luigi Nervi, la biosphère de l’architecte-futuriste américain Buckminster Fuller, le stade olympique du français Roger Tailibert, Habitat 67 de Moshe Safdie, le Château Champlain de l’architecte québécois Roger Dastous qui réalisa plus tard le village Olympique et plusieurs autres projets d'architectes renommés qui ont changé le visage de Montréal.
Depuis, Toronto donne le pas avec des projets des plus grands architectes du monde. On nous dit qu’à Montréal on ne pourrait se payer un bâtiment comme le musée de Bilbao, construit dans la ville industrielle espagnole et dont l’architecture attire des centaines de milliers de visiteurs. Ce musée est l’œuvre d’un canadien, le célère architecte canadien Frank Gehry. Pourtant à Toronto, il vient d’être engagé à nouveau pour un projet important, qui s’annonce extraordinaire, de trois tours de 80 étages dans le district des théâtres.
À considérer les faits mentionnés précédemment, on peut conclure que le départ des Anglais de Montréal fut injustifié. Les malheurs qu'entrevoyaient leurs craintes ne se sont pas matérialisées. Montréal, eux et nous serions aujourd’hui en meilleure position s’ils étaient restés au Québec. Plusieurs justifient leur décision d’alors par la peur. Je crois que malheureusement, ils ont eu peur d’avoir peur.
Claude Dupras