La société a bel et bien manqué la divinisation du corps, même si elle donne l’apparence du contraire. (*)

«Le sport est à première vue le seul aspect du culte contemporain du corps qui soit réellement à la hauteur des attentes de Nietzsche», écrit Yannis Constantinidès dans son dernier ouvrage, le Nouveau Culte du corps. Dans les pas de Nietzsche (François Bourin Éditeur, 2013). Au final, le constat est amer, et Constantinidès montre bien comment la perversion de l’idéal nietzschéen – la réappropriation réelle de notre corps – a opéré. La société a bel et bien manqué la divinisation du corps, même si elle donne l’apparence du contraire. Car, effectivement, si nous avons abandonné le rêve de l’immortalité de l’âme, nous n’avons pas faibli devant celui de l’éternisation d’un corps réparé, médicalisé, diaphanisé, à la juvénilité magnifique.
Pour Nietzsche, sans doute avons-nous manqué aussi ce que signifient les valeurs sportives chez les Grecs. Dans une préface jamais publiée de son vivant, offerte à Cosima Wagner, traduite en français sous le nom de «La joute chez Homère», le philosophe rappelle la notion d’agôn (lutte, compétition), bien loin du moralisme actuel. Dès l’enfance, poursuit-il, «chaque Grec formait le vœu ardent d’être, dans la lutte entre cités, l’instrument de la réussite de sa ville : son égoïsme trouvait là à s’enflammer ; et par là, il était réfréné et restreint». Citant ce passage, Constantinidès ne nous dit rien de la posture nietzschéenne quant à la question du dopage. On la devine bien sûr. Zarathoustra aurait-il pu se doper ? Sans doute pas. Constantinidès parle de nihilisme actif et de titanisme puéril pour désigner cette quête insatiable de performance. En fait, ce n’est pas un culte au corps qui est voué, mais un culte au record. En somme, tout sauf le corps réel. Tout sauf l’adage zoroastrien – «Je suis corps tout entier et rien d’autre.»
Le corps est idolâtré, mais à la seule condition d’être désincarné. «On peut se demander, souligne Constantinidès, si le vieil idéalisme moral ne perdure pas dans cette mise à distance symbolique de son propre corps, qui n’est valorisé que dans la mesure où il est délesté de son poids et de ses défauts supposés.» D’où une passion folle pour le corps artificiel sans indulgence, aucune pour le corps biologique. Au final, le christianisme n’est pas mort: il perdure dans le corps glorieux devenu profane. Qui sait si la confession de Lance Armstrong donnera enfin tort au dogme paulinien de la résurrection de la chair?
(*) La chronique de Cynthia Fleury est à lire tous les mercredis dans l'Humanité.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 janvier 2013.]