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Les petits points

Publié le 20 août 2007 par Robert
Les petits points Un homme sur un banc, dans un parc. Les yeux fermés sur un soleil d’avril qui se faufilait entre quelques nuages vagabonds. Il avait hâte que la brise les efface. Parce qu’à chaque fois, le soleil revenu faisait danser derrière ses paupières, des petits points rouges et noirs. Ca l’amusait beaucoup. Un petit train vers son enfance, quand il essayait encore de compter les petits points. De comprendre pourquoi ils étaient là. Il savait maintenant que c’était aussi impossible qu’inutile. Il fallait juste admirer le ballet. Regarder les quelques danses que la vie nous donne à voir. Sans savoir pourquoi elles sont là, sans compter les pas, ni les entrechats. Les bruits de la ville, un peu lointains, lui murmuraient aux oreilles et le berçaient comme une douce musique. Dans ce balancement, il était bien. Il resta longtemps, plus que d’habitude, les yeux toujours fermés. Et le soleil finit de se coucher laissant les nuages enfin seuls. Un orage éclata. Les petits points s’estompèrent avant de disparaître. Il sentait juste les gouttes claquer sur ses paupières. Il attendait encore. Il voulait savoir. Savoir s’il y avait autre chose après les petits points. Il n’avait jamais essayé de le faire. Dans son enfance il n’avait jamais trouvé le temps. C’était l’occasion aujourd’hui. Cette pluie d’avril n’était pas trop froide et son temps lui appartenait maintenant, au point de ne plus savoir comment le tuer. L’entrée d’un théâtre au porche immense apparut derrière ses paupières toujours fermées. Ici aussi, il pleuvait, mais l’ambiance évoquait plus une fin de soirée qu’une fin d’après-midi dans le parc. Des néons roses annonçaient le spectacle « Les petits points rouges et noirs ». Il ne put s’empêcher d’entrer. Une dame bien coiffée, à la réception, sans âge. Les traits de son visage racontaient ce qui se dessine lorsque les illusions sont perdues. Les grandes portes s’ouvraient en haut des escaliers et un flot de gens commençait à descendre. Il avait donc raté le spectacle. Ca lui paraissait injuste parce qu’il n’avait pas rouvert les yeux depuis le coucher du soleil. Il s’adressa à la dame. « - Je viens pour les petits points rouges et noirs et il semble que le spectacle soit déjà terminé ? ». Elle le regarda avec une sévérité bienveillante. « - Vous ne venez pas pour les petits points, vous venez pour savoir ce qu’il y a après ?   -  Oui, je veux savoir…   - Alors il faut attendre que les spectateurs aient fini de quitter la salle, après vous monterez l’escalier. Installez-vous dans le salon ». Il demanda à la dame s’il pouvait attendre là, au comptoir de la réception. Elle acquiesça d’un hochement de tête. Il regarda les gens sortir : Il y en avait de tous âges, de toutes sortes. Il s’attarda sur ce couple au rire encore joyeux et dont les lèvres s’effleuraient comme s’ils se parlaient en s’embrassant. Les derniers spectateurs étaient sortis. Il se tourna vers la dame, demanda d'un regard s'il pouvait monter. Un autre hochement de tête lui fit grimper l’escalier. En haut, les grandes portes étaient toujours ouvertes. La salle était vide. Pauvrement éclairée, juste pour ne pas trébucher en descendant les longues marches qui menaient aux premiers sièges. La scène était noire. Il s’avança par curiosité. Vide aussi. Les lumières continuaient de faiblir. Il commençait à se demander si la dame ne s’était pas moquée de lui. Il regagna la réception, elle n’était plus là. « - Je dois fermer le théâtre, Monsieur » La voix venait du fond du hall. Un vieux monsieur, à peu près de son âge. « - Mais je suis venu pour savoir ce qu’il y avait, après le spectacle des petits points rouges et noirs.    - Ah…pour vous ils sont rouges et noirs. Les miens sont jaunes et blancs, comme quoi…   - Mais pourtant, l’enseigne… ». Il comprit que le vieux monsieur n’en dirait pas plus, alors il le salua poliment et quitta le théâtre. Dehors la pluie avait forci. Il réalisa qu’il était peu couvert, marcha à grand pas, sans savoir vers où aller. Au premier carrefour, un groupe de cinq jeunes femmes se séparait en s’embrassant. Il se retourna vers la sortie. Le gardien était en train de fermer la porte de service d’où les jeunes femmes étaient sans doute sorties. A cause de la pluie, elles ne s’étaient pas attardées pour se dire au revoir. Le groupe s’était défait en étoile. Il remarqua que toutes étaient minces, leur démarche très élégante. Une jolie manière de tenir leur parapluie. Evidemment ! Les danseuses du ballet ! c’était elles ! Il allait les interroger et peut-être enfin en savoir un peu plus. Instinctivement, il suivit la plus proche de lui. Elle s’engagea dans une petite rue. Il avait peine à tenir ce pas qui n’était plus de son âge. Les caniveaux formaient presque des lits de rivière. La danseuse, elle, les franchissait sans peine, par des sauts agiles. Dans ce ballet gracieux et triste, elle lui échappait peu à peu. Il appela : « Mademoiselle, mademoiselle, s’il-vous-plaît… ». Elle ne se retourna pas et continua de s’enfoncer dans la nuit. On tapait sur son épaule. Il tourna la tête et se retrouva assis sur le banc, dans le parc. C’était le gardien, un jeune homme, qui lui parlait comme on parle aux enfants : « - Monsieur, ça fait plus d’une heure que vous êtes endormi sur le banc. Avec cette pluie et à votre âge, ce n’est pas très raisonnable. Vous devriez rentrer chez vous.   - Rentrer chez moi ?   - Oui, nous fermons le parc et nous devons faire sortir les dernières personnes qui s’y trouvent ». Il se leva péniblement, comprit qu’il était vieux, peut-être autant que le monsieur du théâtre. Parce qu’il n’avait pas vécu. Il avait passé trop de son temps à vouloir compter les petit points rouges et noirs, chercher à savoir pourquoi ils étaient là. Aussi impossible qu’inutile. Il ne se raserait pas le lendemain matin. Il ne se raserait peut-être plus jamais. Trop peur des nouveaux traits qu’il sentait se dessiner sur son visage : ceux des illusions perdues. La couleur des petits points noirs, blancs, bleus, rouges ou autre. Propre à la lumière interne de chacun. Dont l’éclat ne dure pas toujours. Texte et photo : R.L.

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