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Droit et morale : la confusion des libéraux

Publié le 19 février 2013 par Copeau @Contrepoints

En se substituant au droit naturel classique, les « droits naturels » modernes ont détruit intégralement l’institution garantissant à la société la liberté.
Par Aurélien Biteau.

Droit et morale : la confusion des libéraux
Le « droit » est une notion relativement complexe dont le sens n’a pas cessé de se brouiller depuis le droit romain jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs courants philosophiques ont participé à la perte de sens du terme, et le libéralisme n’en a pas été étranger, bien au contraire. Aujourd’hui, de nombreux libéraux ont tendance à confondre le droit et la morale sous l’appellation de « droits naturels ». Or il n’y a pas de plus funeste erreur.

En 1982, Murray Rothbard publiait L’Éthique de la Liberté (The Ethics of Liberty). Ce livre phare de l’auteur, admiré par de nombreux libertariens et anarcho-capitalistes, entend traiter de la liberté et des droits naturels. Rothbard prétend y découler de la propriété de soi l’ensemble des droits naturels de l’Homme, de la propriété sur les choses au droit parental. Il y établit même le principe des punitions et dédommagements. Si l’ouvrage est intellectuellement stimulant, il commet pourtant dès le titre une grave erreur révélatrice de la confusion chez les libéraux entre le droit et la morale, confusion qui a pu avoir de lourdes conséquences sur l’état actuel de l’Occident, comme on le verra par la suite.

Le titre de l’ouvrage de Rothbard indique qu’il s’agit d’un traité d’éthique. Et pourtant le livre veut traiter de droit. Il y a contradiction. L’éthique n’est pas, et n’a jamais été, la science juridique. L’éthique est la philosophie de la morale. L’éthique étudie les principes moraux, pas le droit. Elle recherche les lois morales et les fins justes de l’action humaine. Elle étudie les actions tenant du bien, et celles tenant du mal, les bonnes actions et les mauvaises. Rothbard prétend établir des principes d’éthique sociale, mais le droit n’est pas une éthique, il est autre chose, une chose indépendante de la morale comme peuvent l’être l’économie ou la physique.

En vérité, L’Éthique de la Liberté de Rothbard n’est pas un ouvrage de droit. Il se trouve dans la droite ligne d’écrits libéraux, tels que ceux de Locke, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ou encore les ouvrages d’Ayn Rand, qui ont dénaturé le droit naturel pour en faire un objet de la morale.

Ce mouvement a été très bien compris, analysé et vivement critiqué par Michel Villey dans son classique Le Droit et les Droits de l’Homme, dont la lecture est recommandée. Le droit originel, défini d’abord par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque où il le distingue de la morale, et institutionnalisé ensuite par la Rome antique sous la forme historiquement connue du droit romain, a fini par muter parce qu’il a été intellectuellement perdu lorsque la théologie, la première, s’y est intéressée.

Alors que le droit n’existe que dans les relations entre les hommes, on a commencé à prétendre que les droits étaient dans les hommes eux-mêmes. On a oublié le droit pour faire l’éloge des droits dits de l’Homme. L’aberration de ces « droits » saute aux yeux lorsqu’elle implique que la notion de droit a encore un sens pour Robinson seul sur son île déserte. On peut dire, puisqu’il est absolument seul, qu’il a tous les droits comme il n’en a aucun, la belle affaire que les « droits naturels de l’Homme ». Certains libéraux partisans de cette version moderne et dénaturé du droit naturel l’admettent et le reconnaissent, et disent que les « droits naturels de l’Homme » n’ont de sens qu’en société. Mais la logique n’est pas de leur côté : si les « droits naturels » émanent de l’Homme, alors l’homme sur son île déserte est concerné par le droit, émanant de lui. À moins que coupé du monde, il cesse d’exister.

Dans sa version moderne, le droit naturel corrompu en « droits naturels » jette aux oubliettes le droit véritable : celui-ci est ignoré, complètement. Mais ce n’est pas parce que les libéraux – ils ne sont pas les seuls par ailleurs – deviennent aveugles qu’il n’y a plus rien à voir. Le droit s’appréhende dans la fonction du juge, dont le but est de dire le droit dans les cas conflictuels qui lui sont exposés : il dit la juste répartition des biens et des prérogatives de chacun, révélée par la dialectique entre les parties en conflit. S’il n’y a plus de juges au sens véritable du terme aujourd’hui parce que la fonction a été dénaturée avec le droit (le juge ne fait plus qu’exécuter les volontés du législateur), le droit véritable étant dans les relations entre les hommes ne cesse pas cependant d’exister, parce que les hommes vivent toujours en société.

Que sont en vérité les « droits naturels » modernes ? Ils sont des lois morales qui s’imposent d’elles-mêmes à l’individu, émanant de sa nature de sujet. Parce que je suis un être doué de raison, disent-ils, j’ai le devoir de respecter autrui : les « droits naturels » ne définissent pas tant le cadre des actions moralement justes et bonnes que je peux faire, moi, que celui des actions justes d’autrui que je dois respecter. Les « droits naturels » définissent ainsi les devoirs moraux de l’individu vis-à-vis d’autrui. Ce sont des commandements.

On peut se demander s’ils sont fondés. Ont-ils un point d’appui satisfaisant la raison ? Et qui a raison : Rothbard et sa propriété de soi, Rand et son critère de la vie, Kant et son impératif catégorique, ou bien Kropotkine et sa morale anarchiste, les révélations des religions, ou d’autres encore ? Là n’est pas le sujet de cet article. L’épistémologie de l’éthique est un vaste champ où nombreux sont ceux qui s’y sont perdus. Ce qu’il faut retenir, c’est que le droit n’est pas l’éthique et que l’éthique n’est pas le droit.

Ceci implique de reconnaître que certains combats défendus par des libéraux n’ont aucune raison d’être. C’est le cas de « l’égalité en droit », parfois dite « égalité en droits » au pluriel. Littéralement, « l’égalité en droit » signifie que les biens et prérogatives de deux parties en conflit sont les mêmes. Que l’assassin a les mêmes prérogatives que sa victime. Que le voleur a les mêmes biens que le volé. C’est une absurdité. L’égalité que les libéraux doivent défendre pour ce qui est du droit, c’est l’égalité devant la justice – l’institution, c’est que chaque partie soit traitée et écoutée également, avec honnêteté.

Les  conséquences de la confusion entre le droit et la morale sont désastreuses, notamment en ce qui concerne l’institution de la justice dans la plupart des pays occidentaux, France en premier.

En confondant le droit et la morale, on a fait du droit un ensemble de commandements qui, émanant de l’Homme, devaient être connus de chacun : au lieu de dire le droit, on a écrit les droits, on en a fait des listes et on a dit aux hommes : « voilà vos droits, voilà ce qui vous est autorisé, prenez en acte ».

Or ce faisant, le droit cesse de résoudre les conflits qui se posent spontanément et réellement entre les hommes dans une société. Il devient une abstraction décrétant ce qui tient du conflit et ce qui n’en tient pas. Il ne dure donc que si les hommes lui accordent leur foi. Et de fait, plus rien n’empêche d’élargir la liste des « droits de l’Homme ». Puisque les droits sont des commandements, on peut bien en rajouter. En un sens, des textes tels que la DDHC de 1789 ont ouvert grand la porte au positivisme juridique et son « imperator ».

L’individu n’est plus son propre « imperator », l’impératif catégorique ne s’est plus imposé de lui-même : l’État et le législateur s’en sont chargés, et à ce jeu, les libéraux ont eu tout à perdre et ont tout perdu. Hegel l’a emporté sur Kant.

Les libéraux partisans des « droits naturels » modernes disent qu’il existe une différence radicale entre ceux-ci et les droits positifs issus du positivisme. Ce qui les sépare des droits positifs actuels, disent-ils, c’est que les « droits naturels » sont des « droits de » faire quelque chose tandis que la loi a institué les « droits à » quelque chose nécessitant l’exercice de la coercition sur autrui pour être réalisés. Mais cette distinction est totalement factice. Le « droit de tuer » s’exerce bien au dépens d’un tiers, et ces mêmes libéraux défendant les « droits naturels » modernes n’hésitent pas à faire appel au « droit à la vie ». Un exemple percutant de cette contradiction se trouve dans cet article sur la conception randienne du « droit à la vie » : Droit à la vie, fondement des droits de l’homme.

On peut dire que les commandements du législateur sont contradictoires alors que les « droits naturels » modernes forment un ensemble cohérent et pur, et interdisent à l’homme d’user de la force contre autrui. Certes, mais c’est passer à côté du problème : si l’on peut approuver le fond, du point de vue moral, c’est la forme, introduite en droit, qui est mauvaise et dangereuse.

La vérité, c’est que les « droits naturels » modernes, de même que les droits positifs, n’interdisent rien du tout et ne sont pas le droit. C’est le législateur qui véritablement interdit et autorise dès lors qu’on lui a demandé d’écrire le droit, ou qu’on lui a donné ce pouvoir. On peut bien croire que son impératif catégorique l’empêchera de faire le mal, ou bien qu’une barrière de papiers, même dotée du nom de constitution, l’arrêtera à temps. Mais l’histoire a prouvé que ça ne fonctionne pas : la Révolution française a fini dans le sang et rien n’empêche aujourd’hui la République d’étendre sans cesse la loi. On constate la même chose aux États-Unis, et partout où les « droits de l’Homme », même sous leur forme libérale, ont été promus.

En se substituant au droit naturel classique, les « droits naturels » modernes ont donc détruit intégralement l’institution garantissant à la société la liberté. Nous leur devons la parodie de justice du positivisme et la terrible inflation législative qui aujourd’hui assurent au législateur le pouvoir de l’insécurité légale.

La reconnaissance du droit véritable est donc une nécessité pour restaurer la justice et son institution [1]. L’utopie des « droits naturels » comme table des lois dans le tribunal doit être abandonnée. Ces commandements moraux peuvent être discutés dans le cadre de l’éthique où ils ont toute leur place, mais pas défendus comme étant du droit, ce qu’ils ne sauraient être.

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Note :

  1. Voir Bruno Leoni, La Liberté et le Droit.

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