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Vivre le risque, vivre seul

Publié le 10 avril 2008 par Nepigo

« La solitude désole le cœur et contente l’esprit »

Camille Belguise

Fuir est une stratégie possible lorsque nous avons peur. Mais aujourd’hui, la mondialisation limite cette possibilité car il n'y a plus d'extérieur où se réfugier. Le monde, du fait du développement des systèmes de transport, s'est considérablement rétréci. Les risques deviennent des risques internes, globaux, systémiques, qui nous hantent parce que nous ne pouvons plus y échapper.

Ulrich Beck parlait déjà, au moment de Tchernobyl en 1986, de l’apparition de la « société du risque », une société ayant peur d’elle-même et se critiquant parce qu’ayant trop bien réussi. Pour lui, cette critique s’opère selon trois axes :

- Les progrès de la productivité, en diminuant la pression de la nécessité, mènent à une inversion des priorités entre profits et risques, le progrès et ses effets secondaires. La critique de la science et de l’économie se développe.

- L’individualisation résultant de l’État-providence, de la diversification des parcours et de la division du travail fait éclater la famille et les normes salariales, généralisant incertitude et insécurité.

- La victoire de la démocratie vide de sa substance le centralisme politique, qui perd de son pouvoir sur la société. Celle-ci voit se développer l’action citoyenne sub-politique, plus ou moins autonome, dirigée contre un pouvoir central sourd et une science aveugle à ses effets. On peut parler d’une remise en cause du monopole de la science et de la politique, du savoir et du pouvoir.

Vingt ans sont venus préciser le diagnostic de Beck, l'infirmer sur certains points. Mais la peur est toujours là, lancinante, avec ses effets.

 

(lien vers la carte originale : http://www.dissident-media.org/infonucleaire/novozybkov_oubliers.html )

La perception du risque, puissamment entretenue et développée par la caisse de résonance que sont les médias, génère des peurs qui doivent trouver à se résoudre sur le plan politique ; pour autant que le politique puisse avoir prise sur leurs causes. La peur des accidents industriels et de la pollution, la peur des guerres, la peur des conséquences écologiques des activités humaines, la peur de l'insécurité économique… sont des peurs auxquelles la politique pourrait remédier. Mais les gouvernements européens y répondent actuellement en installant des dispositifs de surveillance des individus (1), en envoyant des troupes en Afghanistan, en privatisant des services publics qui deviendront souvent plus chers, en détruisant des quartiers d’habitation pour en faire des bureaux, en autorisant des OGM agricoles aux conséquences écologiques, sociales et économiques désastreuses… le tout en allant se frapper la poitrine lors de grand-messes médiatiques pour « sauver la planète » : est-ce bien utile ? Si l’idée était d’approfondir les causes de la peur, c’est réussi. Si l’objectif était de rassurer et sortir du cercle vicieux de la peur qui s'auto-entretient, en revanche, il va falloir trouver autre chose.

Mais la peur est aussi un cercle vicieux à l’échelle personnelle. Notre individualisation contemporaine est potentiellement angoissante, et cette angoisse s’auto-perpétue. En effet, notre vision de nous-mêmes comme « centre décisionnel », « lieu de choix » tend à nous responsabiliser individuellement toujours davantage, ce qui, en retour, suscite une crainte de l’échec individuel. Nous sommes confrontés à des décisions qui auront un impact sur notre vie et, si tout ne se passe pas comme prévu, nous percevrons ces échecs comme des échecs personnels là où auparavant nous les aurions considérés comme de simples « coups du sort »… ou, pour ceux qui n’ont pas encore oublié que l’homme est à l’origine un animal social, comme la conséquence de logiques collectives dépassant les marges de manœuvre individuelles. C’est particulièrement le cas dans le monde du travail.

La tension née de cette volonté de performance individuelle diffuse des attitudes de condamnation morale à l’encontre de ceux qui échouent, ou prennent leurs distances, avec ce registre de l’hyperresponsabilité individuelle (« c'est de sa faute, il n'avait qu'à travailler »). Ce qui renforce la pression pour tout le monde. De plus, cette tension se renforce dans la mesure où les injonctions auxquelles l’individu est soumis sont contradictoires. Par exemple, dans les entreprises, le discours managérial sur le travail diffère de celui qui est réellement vécu par les salariés, qui, du coup, ne se voient jamais reconnus dans la réalité de ce qu’ils font (2). Ou encore, on impute à des individus la responsabilité de problèmes collectifs (un cadre sera menacé de licenciement si l'équipe qu'il dirige n'atteint pas ses objectifs). Cette violence et cette injustice structurelles créent un sentiment de peur diffus.

Cette peur devant l'échec individuel est un moteur puissant, qui implique la mise en place de stratégies défensives contre la souffrance. Comme toutes les agressions, la peur peut aboutir à des comportements de fuite, de lutte et de soumission (3).
 

La soumission consiste à inhiber ses actions de façon à laisser l’initiative à la personne qui nous domine. Au travail, les stratégies de soumission deviennent vite, s’il n’y a pas de reconnaissance du véritable travail accompli, des stratégies défensives du silence, de la cécité et de la surdité : chacun finit d'abord par se préoccuper de « tenir », en ayant recours le cas échéant à des produits (tranquillisants, dopants…) qui permettent de prolonger l’endurance et la résistance. Avec tous les risques pour la santé que cela comporte !

Mais il y a d’autres modes de soumission : le zèle, la flatterie, le refuge dans des comportements stéréotypés/conformistes... On peut même parler de soumission librement consentie (4) dans le cas d’un procédé de persuasion donnant l’impression aux individus concernés qu’ils sont les auteurs de certaines décisions ; il existe ainsi des méthodes de vente directe qui utilisent l’affirmation répétée à l’acheteur potentiel qu’il est libre d’acheter ou non un objet, tout en l’amenant par un effet d’entonnoir à approuver cet achat par une succession de questions/réponses préparées. L'acheteur potentiel finira par acheter par simple désir de donner une cohérence à ses propres réponses…

Fuir dans un monde globalisé, on l’a dit, n’est pas simple. Côté travail, il est malaisé de quitter son emploi sans garantie d'en retrouver un autre quand, comme la plupart des gens, on est pauvre et/ou endetté et qu’on n’a pas de compétence rare et recherchée. Dans la vie, on ne peut facilement fuir certains engagements : une femme, des enfants, des responsabilités importantes... Il reste malgré tout possible de s’enfuir un peu en partant en vacances, en regardant la télévision, en prenant des substances psychotropes, en se retirant du monde social, en se dissolvant/réfugiant dans la réalité virtuelle, en mentant... Certains partent quand même, abandonnent tout et tentent de se refaire une nouvelle vie ailleurs. Plus légèrement, fuir peut aussi passer par la procrastination (remettre au lendemain), la mise à distance (se protéger derrière un dispositif comme un appareil photo, une caméra, un bloc-notes... possibilité bien connue des journalistes !)

Côté lutte, la panoplie est vaste. Dans le cadre de son travail, cela peut commencer par revendiquer et obtenir un certain contrôle sur le contenu et les conditions d’exécution de son activité. La négociation, la dérision, sont des façons de lutter. Citons encore la contestation, la critique, l’affrontement verbal, la grève du zèle, l’activité politique ou syndicale, le sabotage… et, bien sûr, l’affrontement physique pur et simple.

Malheureusement, cette peur a aussi pour conséquence l'affaiblissement important des revendications collectives depuis une vingtaine d'années : la précarisation du travail (individualisation des performances, mise en compétition des salariés entre eux, affaiblissement du droit du travail…) a pour effet d'intensifier le travail et d'augmenter la souffrance subjective, ce qui neutralise la mobilisation collective. Le malheur d'autrui, non seulement « on n'y peut rien », mais sa perception même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire qui nuit aux efforts d'endurance. La misère du monde, d’accord, mais à la télé et si possible exotique ou pittoresque...

De plus, la peur finit par décourager toute prise de risque. C'est grave, quand on sait qu'entamer une relation amoureuse, par exemple, est aussi courir le risque d'être déçu et blessé. Dans un ordre d’idée voisin, un journaliste belge, Mehmet Koksal, a cessé de publier son blog suite à des menaces de représailles sur sa famille. Il aurait été moins risqué pour lui, dans ce contexte, d’être seul… C’est ainsi que la peur de l’échec individuel tend à favoriser l'isolement, qui, lui-même, est facteur d'anxiété. On n’en sort pas !

Or, le contexte social dans lequel nous vivons n’est pas une fatalité. Nous avons tous le pouvoir d’agir sur ce contexte. Nous pourrions préférer nous faire confiance, essayer de trouver de nouvelles façons de vivre ensemble sans sacrifier nos conquêtes de liberté. Il n’est d’ailleurs pas question ici de lutter contre le risque lui-même, qui est aussi une contrepartie de la liberté humaine, mais de le rendre supportable et acceptable. Cependant, pour être efficaces, les actions que nous devons mener ne doivent pas être qu’individuelles. Jusqu’où nous éloignerons-nous les uns des autres ? À quoi bon ?


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(1) La menace terroriste existe, mais lutter efficacement contre elle suppose d’une part d’agir sur les causes, et d’autre part de mener un véritable travail de police, d’infiltration et d’enquête. Les mesures de contrôle de masse de la population sont surtout là pour « rassurer la population » et sont liberticides (mais, disent les mauvais esprits, augmentent les profits du « marché de la sécurité »).
(2) voir l’excellent Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale du psychiatre C. Dejours, Seuil, 1998. http://1libertaire.free.fr/Dejours01.html
(3) Il semble que la réponse « fuir ou lutter » décrive mieux la réponse masculine que la réponse féminine ; les femmes tendront davantage à se tourner vers leurs proches pour offrir ou demander de l’aide, à tenter des comportements de coopération.

http://www.surgeongeneral.gov/library/mentalhealth/chapter4/sec2_1.html

(4) Joule et Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, 1987.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Petit_trait%C3%A9_de_manipulation_%C3%A0_l'usage_des_honn%C3%AAtes_gens


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